Du plaisir à l’addiction : le rôle-clé de la dopamine dans l’alcoolodépendance
L’alcool, et surtout sa surconsommation, sont de véritables enjeux de santé publique. Avec 41 000 décès par an attribuables à la boisson, c’est l’une des premières causes de mortalité prématurée et évitable. Mais si un quart des adultes ont une consommation d’alcool qui dépassent les recommandations (pas plus de deux verres par jour et pas tous les jours), tous les gros consommateurs ne tombent pas dans l’addiction. 10 % des 18-75 ans absorbent, à eux seuls, 58 % de l’alcool consommé, toutes catégories sociales confondues, et malgré la connaissance des conséquences délétères pour la santé. De la recherche de plaisir à la perte de contrôle, la dépendance à l’alcool se manifeste ainsi par une envie irrépressible de consommer ; elle s’accompagne aussi d’une souffrance physique et psychique – “craving” – en cas de manque. Compulsive, la prise d’alcool prend alors le pas sur les activités du quotidien, personnelles et professionnelles.
Alcoolodépendance et dopamine : une bataille chimique ?
Pour traiter l’addiction à l’alcool, il existe aujourd’hui très peu de pistes thérapeutiques ; les mécanismes à l’œuvre dans l’apparition, le maintien et les rechutes des dépendances, en général, restent aussi mal connus. Ils sont au coeur du projet ANR DOPALCOMP “Contribution d’un état hypodopaminergique dorsostriatal dans le développement de l’usage compulsif d’alcool : Implication pour les mécanismes physiopathologiques de l’alcoolodépendance”, conduit par Sébastien Carnicella, responsable de l’équipe Physiopathologie de la motivation au Grenoble Institut des Neurosciences (GIN, unité 1216 Inserm/Université Grenoble Alpes, Grenoble). Avec son équipe, il cherche à comprendre comment la dopamine est impliquée dans la motivation, libérée lorsque l’on consomme occasionnellement de l’alcool “pour le plaisir” et qui peut conduire au développement de conduites addictives. “Nous soupçonnons ce neurotransmetteur, impliqué dans le contrôle de la motricité – dans la maladie de Parkinson notamment – d’être un acteur majeur dans la physiopathologie de l’addiction. Mais son effet dans ce phénomène est encore débattu” précise le chercheur. Chez les personnes dépendantes, l’afflux de dopamine pourrait ainsi être dérégulé. Un déficit en dopamine entraînerait les comportements compulsifs liés à la boisson. C’est ce qu’ils sont parvenus à démontrer.
La science des addictions, porteuse d’espoir pour les traitements de demain
Pour ce faire, ils ont mené une expérience sur des rats exposés à de l’alcool – les animaux ont “appris” à boire, et s’auto-administraient la substance. Les scientifiques ont ensuite associé la prise d’alcool à un stimuli négatif, un léger choc électrique aux pattes. “Face à cette conséquence désagréable certains rats se sont arrêtés de consommer ; d’autres ont continué malgré le désagrément (ndlr : 58 % vs 42 %). Nous avons donc analysé le taux de dopamine chez ces derniers, rendus dépendants à l’alcool, explique Sébastien Carnicella, et identifié un déficit du neurotransmetteur dans la région nigrostriée du cerveau”. Parallèlement, ils ont induit une hypodopaminergie dans cette même région chez les rats n’ayant pas développé d’addiction. Résultat : les rongeurs se sont mis à consommer, eux aussi, de manière compulsive. Les chercheurs ont voulu pousser plus loin leur hypothèse. Ils ont administré aux rats devenus dépendants une substance pharmacologique – une molécule en cours de développement – stimulant la production de dopamine dans le cerveau : en corrigeant leur hypodopaminergie, ils sont ainsi parvenus à réduire, temporairement, les consommations compulsives des animaux. “Il s’agit là d’une preuve de concept, encourageante pour le développement futur de nouveaux traitements. Mais nous n’avons pas encore toutes les réponses, particulièrement sur les raisons et les origines de cette vulnérabilité. Nous devons aller plus loin pour une meilleure compréhension des circuits mis en jeu, en amont comme en aval, en mesurant les taux de dopamine avant exposition à l’alcool par exemple, et en explorant les aspects génétiques et épigénétiques en lien avec la production de ce neurotransmetteur”, poursuit-il, en attendant de pouvoir tester cette piste thérapeutique chez l’humain.
Changer de regard sur l’alcoolodépendance
L’implication de la dopamine dans la compulsivité pourrait se retrouver chez d’autres addictions, comme la cocaïne, ou les opiacés. “Si toutes les addictions se traduisent par l’échec, toutes les personnes addictes n’ont pas le même profil et ne réagissent pas de la même manière. Dans la dépendance à l’alcool, d’autres troubles et d’autres facteurs peuvent être impliqués – environnements, génétiques, sociaux. D’où la nécessité de se diriger vers une approche dimensionnelle et moins catégorielle dans la prise en charge de ces pathologies, vers une médecine plus individualisée pour de vraies stratégies thérapeutiques basées sur le ciblage des systèmes dopaminergiques dans les addictions”. Le chercheur souligne également l’importance de la prévention face à l’image valorisée, voir valorisante et parfois banalisée de la consommation d’alcool dans un cadre festif. Et qui tranche avec le tabou de l’alcoolisme. “Il est nécessaire, pour une meilleure prise en charge de l’alcoolodépendance, de changer le regard sur cette pathologie. Elle a trop longtemps été considérée dans la société comme un vice ; c’est une vraie maladie dont les retentissements sur la santé des personnes concernées, comme leur santé mentale, mais aussi de leur entourage, sont considérables” insiste Sébastien Carnicella.