« Face aux changements globaux, nous avons besoin de toutes les sciences »
Quels sont les principaux défis auxquels l’humanité est aujourd’hui confrontée en matière de durabilité, et pourquoi sont-ils si difficiles à relever ?
Thierry Damerval : Je citerais le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, les maladies infectieuses émergentes ou ré-émergentes, la sécurité alimentaire, l’accès à l’eau dans un monde marqué par de fortes tensions géopolitiques, l’accroissement des inégalités ; et leurs conséquences sur la vie des êtres humains. La mobilisation des scientifiques dans toutes les disciplines et au-delà des frontières est essentielle afin d’apporter des clés de compréhension pour faire face aux changements et aux risques globaux, ainsi qu’aux pressions locales. De l’adaptation à la résilience, nous devons trouver des solutions durables pour relever ces défis.
Ces défis sont difficiles à relever car ils sont nombreux, systémiques, globaux et évoluent rapidement, ce qui est nouveau dans l’histoire de l’humanité. Ils nécessitent des ressources scientifiques considérables, des programmes scientifiques internationaux et une coordination pour collecter des données sur le terrain, organiser et financer des campagnes d’observation à grande échelle, et investir dans l’analyse des données collectées. Il faut de plus que les effets soient directement perceptibles dans la vie quotidienne pour que la société dans son ensemble en prenne conscience et ait la volonté d’agir. En témoigne le réchauffement climatique sur lequel les scientifiques alertent depuis des décennies.
Quelle est selon vous la différence entre la science effectuée dans le cadre d’une discipline et la science des systèmes ?
T.D. : Les disciplines sont les éléments constitutifs de la science, les fondements sur lesquels elle repose. Chaque discipline évolue grâce au travail scientifique, ses frontières évoluent, les barrières entre les disciplines ne sont pas étanches, elles s’enrichissent mutuellement comme dans un écosystème. La recherche interdisciplinaires sur les systèmes nécessite de bons experts dans leur domaine, et des échanges entre ces experts pour ouvrir de nouvelles voies.
Dans quelle mesure la recherche interdisciplinaire sur les systèmes peut-elle apporter un nouvel éclairage sur ces principaux défis ?
T.D. : Je voudrais juste mentionner deux points. Tout d’abord, les interfaces entre sciences biologiques et sciences numériques : l’intelligence artificielle (IA) soulève de nombreuses interrogations, à juste titre, et parfois des inquiétudes, mais elle peut également apporter une contribution considérable pour caractériser la biodiversité, prédire son évolution, aider à maîtriser l’impact des humains, etc. Ensuite, l’importance des sciences humaines et sociales, en association avec d’autres disciplines, mais aussi en tant que telles. Elles sont essentielles pour relever les défis auxquels nous sommes confrontés.
Dans le cadre de ce symposium, nous avons préparé un livret qui présente quelques-uns des projets que nous soutenons, sur la biodiversité des récifs coralliens, la sécurité alimentaire et les villes durables. Ils reposent tous sur un niveau élevé de recherche fondamentale et mobilisent des disciplines très différentes.
Consultez le livret « Projets. Développement durable : l’ANR se mobilise »
Pourquoi n’avons-nous pas mené ce type de recherche auparavant ? Cela nécessite-t-il de nouvelles façons de penser ou de travailler ? Est-ce plus coûteux ou simplement très différent ?
T.D. : Je pense que les scientifiques ont toujours eu ce type d’approche, elles et ils ont toujours cherché de nouvelles façons de penser ou de travailler, c’est inhérent au processus scientifique. Aujourd’hui, nous assistons à une prise de conscience beaucoup plus large de cette question, et les institutions s’en emparent, je le vois dans nos échanges et discussions au sein de Science Europe par exemple. Nous assistons également à l’essor des sciences participatives qui impliquent d’autres acteurs de la société, non seulement dans la conduite de la recherche, mais aussi dans sa conception, la diffusion des résultats et leur usage.
Dans de nombreux cas, les rapports du GIEC mettent en évidence des « tipping points » (« points de bascule ») et la manière dont ces derniers accélèrent les défis mondiaux. Comment la recherche sur les systèmes peut-elle aider à mieux anticiper les effets d’un franchissement des principaux points de bascule ?
T.D. : Prendre des mesures pour prévenir, anticiper ou s’adapter “aux points de bascule” mis en évidence par le GIEC dépasse largement le cadre de la recherche. Certes, la recherche apporte des contributions essentielles en termes de connaissances, de solutions technologiques et de capacités d’anticipation et d’adaptation, mais son déploiement ne sera efficace, face à la situation urgente, qu’en cas d’une convergence des actions politiques, économiques et sociales au niveau international.
Pourquoi les sciences de la vie sont-elles particulièrement indispensables ?
T.D. : Pour une raison très simple, on parle souvent de « préserver ou sauver la planète », et il s’agit à travers cela de “préserver la vie”. Les sciences de la vie ont donc un rôle majeur à jouer, toutefois, nous avons besoin de toutes les sciences.
Comment faire avancer les choses ?
T.D. : Au niveau des institutions de recherche, et en particulier des institutions de financement de la recherche : premièrement, en faisant confiance aux jeunes scientifiques et en les soutenant ; deuxièmement, en osant expérimenter de nouvelles approches dans la façon dont nous soutenons la recherche ; troisièmement, en échangeant, partageant et apprenant les uns des autres.
Quel est le rôle du HFSP face à cet enjeu ?
T.D. : La dimension internationale est fondamentale, à la fois en termes de coopération dans le domaine de la recherche, et pour faire en sorte que la recherche soit prise en compte au niveau des instances politiques internationales.
Quel est le rôle de l’ANR ?
T.D. : Tout d’abord, je voudrais souligner l’importance et la nécessité de soutenir un niveau élevé de recherche fondamentale dans tous les domaines, et de donner une grande liberté aux scientifiques, de soutenir en grande partie des programmes “curiosity-driven” et « investigator-driven », aux côtés de programmes ciblés. Les deux approches sont nécessaires mais elles ne doivent pas être cloisonnées. Il doit y avoir une interaction entre les deux, et un chercheur, une chercheuse ou un laboratoire doivent pouvoir passer d’une approche à l’autre.
A l’ANR, une grande majorité des projets que nous finançons sont des projets de type « investigator-driven » disciplinaires ou transdisciplinaires, centrés sur la transition écologique, la transition numérique et la transformation de nos sociétés. Parmi ces projets conçus par des chercheurs et chercheuses, nous constatons que plus de deux tiers concernent des objectifs de développement durable (ODD).
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Télécharger le livret « Projets. Développement durable : l’ANR se mobilise »
L’engagement de l’ANR en soutien à la recherche au service du développement durable