L’antibiorésistance : une pandémie cachée ?
Professeur honoraire à l’Institut Pasteur et ancien responsable de l’unité « Cytokines et Inflammation » et du département « Infection et Épidémiologie », spécialiste du sepsis – une réponse inflammatoire généralisée associée à une infection grave -, vous êtes également référent scientifique dans le domaine infectieux à l’ANR et responsable d’action PPR – Antibiorésistance auprès de France 2030. Vous avez notamment participé à la rédaction du 14e cahier de l’ANR consacré à cette thématique majeure. Qu’est-ce que l’antibiorésistance ?
Jean-Marc Cavaillon : Pour comprendre ce phénomène, l’histoire des sciences est importante. L’existence de substances antibiotiques, et donc d’antibiorésistance, est aussi vieille que le monde des microbes. C’est une lutte d’influence que se livrent les germes : « la vie empêche la vie » a déclaré Louis Pasteur, en 1877, alors qu’il étudiait le germe de l’anthrax et observa qu’il ne se développait pas en présence d’autres micro-organismes. Quelques années plus tôt, en 1869, Victor Feltz et Léon Coze, deux médecins strasbourgeois, rapportèrent l’action inhibitrice du champignon Penicillium sur la croissance des bactéries ; de nombreux autres scientifiques observeront par la suite cette même activité fongique bactéricide sans en saisir le potentiel. Mais ce n’est qu’en 1929 que l’un des plus célèbres pharmacologues britanniques, Sir Alexander Fleming, en cherchant à isoler la pénicilline ouvrit la voie au développement des premiers antibiotiques, l’un des plus grands progrès de la médecine moderne. Fleming s’alarma dès 1945 du risque d’antibiorésistance chez les patients. Il établit alors quatre règles concernant la pénicilline : ne l’utiliser que sur des microbes appropriés ; l’utiliser de manière à ce qu’elle soit en contact avec le microbe : la prendre en dose suffisante ; la prendre assez longtemps pour qu’elle puisse tuer le microbe. Et de fait, la résistance aux anti-microbiens survient lorsque les micro-organismes développent des stratégies qui rendent inefficaces les médicaments utilisés pour traiter les infections comme les pneumonies, les otites, les méningites, les infections urinaires ou encore les septicémies. Autrement dit, un phénomène naturel exacerbé par l’emploi excessif de ces médicaments.
Près d’un siècle après la découverte de Fleming, quelle est l’ampleur de ce phénomène, en France et dans le monde ?
Jean-Marc Cavaillon : Les craintes de Fleming se sont confirmées. Parmi les causes de l’antibiorésistance liée aux antibiotiques, le mésusage est en première ligne. La prescription excessive de ces médicaments joue aussi fortement : en France, on consomme près de 30% d’antibiotiques en plus que la moyenne européenne, presque trois fois plus qu’aux Pays-Bas. Cette surconsommation fait de la France l’un des pays européens les plus touchés par l’antibiorésistance. On estime qu’environ 5 500 décès dans notre pays serait directement attribuables à des bactéries résistantes aux anti-microbiens ; 33 000 pour l’Europe et près de 1,27 million à l’échelle mondiale. L’Inde, la Thaïlande, l’Equateur et l’Afrique subsaharienne occidentale sont les régions les plus affectées tandis que la Suède, le Canada ou la Norvège connaissent les taux de résistance les plus bas. Cela peut s’expliquer par des pratiques inégales de lutte contre les infections ; notamment dans certains pays, les antibiotiques sont en vente libre.
En France, il y a une différence significative entre les prescriptions d’antibiotiques en milieu hospitalier et celles de la médecine de ville. Une enquête de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (DREES) parue début 2022 montre que près d’un médecin généraliste libéral sur deux est confronté à des problème d’antibiorésistance ; la quasi-totalité des médecins sont confrontés à des patients leur réclamant un traitement antibiotique lors d’une infection virale comme la grippe ou certaines angines. Or, une forte majorité des antibiotiques vendus en France sont prescrits par les médecins généralistes : 72 % en 2020 selon “Santé publique France”. L’antibiorésistance est une pandémie cachée, et un défi majeur : l’augmentation de la résistance aux antibiotiques et l’émergence de bactéries multirésistantes entraînent un risque accru d’échec thérapeutique, de rechutes, d’hospitalisations plus longues et d’aggravation des résultats cliniques. Si elle varie selon les pays, elle demeure planétaire : la circulation des êtres humains, la dissémination environnementale et le commerce international des animaux et des produits alimentaires, contribuent à cette globalisation. Nous l’avons vu avec la pandémie du Covid-19. Notons par ailleurs que la grande majorité des cas sévères de Covid-19 ont été traités de façon préventive par des antibiotiques, augmentant ainsi la survenue de résistance aux antibiotiques.
Quelles sont les différentes pistes pour lutter contre ce phénomène ?
Jean-Marc Cavaillon : On se souvient tous, sauf peut-être les plus jeunes, de la campagne de sensibilisation menée entre 2002 et 2007 par les pouvoirs publics et la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM) : « Les antibiotiques, c’est pas automatique ». Cette campagne a été remarquablement efficace : une réduction d’usage des antibiotiques de 26,5% tout âge confondu et pour toutes les régions de France a été observée. Mais cet effort de communication envers le grand public et la médecine de ville doit se poursuivre et se renforcer d’autant, comme l’indique “Santé Publique France” dans son bulletin de novembre 2022, le nombre de prescriptions s’est accru entre 2020 et 2021 de 6 %. Il existe par exemple des tests rapides d’orientation diagnostique qui peuvent être réalisés par un médecin ou en pharmacie, permettant de déterminer en quelques minutes l’origine virale ou bactérienne d’une angine. Il existe, pour orienter la prise d’antibiotiques plus spécifiques, la possibilité de réaliser des antibiogrammes en laboratoire. Mais cela prend encore trop de temps, temps qui peut manquer lors de certaines infections, et des tests plus rapides sont attendus. La vaccination aussi, contre certaines bactéries, montre une certaine efficacité : en réduisant le recours parfois injustifié aux antibiotiques et en favorisant l’immunité collective. De nouveaux vaccins visant à réduire la propagation de bactéries multirésistantes sont à divers stades de développements cliniques. Par ailleurs, on peut se réjouir des efforts qui ont été faits en agriculture, également touchée par ce fléau, concernant la diminution très significative de la consommation d’antibiotique dans le monde animal. D’une part, grâce à la législation européenne qui s’est durcie en interdisant les antibiotiques comme facteurs de croissance chez les animaux d’élevage ; et d’autre part, en France, par les deux plans successifs « EcoAntibio » dont le premier a été lancé en 2011 : depuis, l’exposition globale des animaux aux antibiotiques a diminué de 45,4%.
Au-delà de la prévention et de la législation autour des usages, il existe d’autres pistes pour limiter la résistance aux anti-microbiens, via notamment la quête de nouveaux antibiotiques. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a récemment tiré la sonnette d’alarme : en 2015, elle a adopté un plan d’action mondial pour combattre l’antibiorésistance. Suite à cette recommandation de l’OMS et au rapport du Dr. Jean Carlet sur la situation de l’antibiorésistance en France la même année, le gouvernement français a mis en place un Plan de recherche prioritaire (2020 – 2029) financé à hauteur de 40 millions d’euros sur 10 ans, sous l’égide de l’Inserm en partenariat avec l’ANR.
Justement, quel rôle joue l’ANR dans cette lutte ?
Jean-Marc Cavaillon : Placé sous le signe de la recherche et de l’innovation dans le domaine de l’antibiorésistance, le colloque organisé le 22 novembre prochain, sera l’occasion de mettre en évidence les principaux résultats de projets de recherche phares soutenus et financés par l’ANR au cours de ces dix dernières années dans le cadre de l’Appel à projets générique (AAPG), mais aussi lors d’appels internationaux, ou encore dans le cadre des appels de France 2030 où différentes actions ont été totalement ou en partie dédiées à des programmes de recherche sur la résistance aux antibiotiques. Il est nécessaire de continuer à faire de la recherche fondamentale pour mieux comprendre comment une bactérie vit, survit, et se multiplie afin de définir de nouvelles cibles thérapeutiques à partir de ces connaissances, de cribler de nouvelles molécules, et de développer des approches déjà anciennes qui ont fait leur preuve comme par exemple la phagothérapie avec les bactériophages, ces virus « tueurs » de bactéries, et en s’appuyant notamment sur les stratégies de résistance naturelles à l’œuvre dans le monde vivant, chez les plantes ou les champignons pour innover et proposer de nouveaux antibiotiques.
Propos recueillis par Anne-Sophie Boutaud
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Le Programme prioritaire de recherche (PPR) sur la résistance aux antibiotiques