Maladies rares : la recherche progresse
Dans le monde, 300 millions de personnes seraient touchées par une maladie rare ; 25 millions en Europe ; trois millions en France. Vous êtes néphrologue à l’hôpital Necker, comment en êtes-vous venu à faire de la recherche sur l’une d’entre elles, le syndrome d’hypercroissance dysharmonieuse ?
Guillaume Canaud : Une maladie est dite rare lorsqu’elle touche une personne sur 2000. Ces patients sont atteints d’une maladie peu représentée dans la société et qui nécessite une prise en charge extrêmement particulière. Avec mon équipe, à l’hôpital Necker Enfants Malades, nous nous sommes intéressés à l’une d’entre elles dès 2015, une maladie rare dite déformante appelée syndrome de CLOVES, qui entraîne chez les patients des malformations diffuses, des tuméfactions bénignes, avec ou sans malformations vasculaires. En tant que néphrologue, je m’occupais des maladies du rein chez l’adulte. J’avais également un bagage scientifique : j’avais fait une thèse de science où je travaillais sur une voie de signalisation spécifique que l’on appelle AKT/mTOR, impliquée dans la croissance et la prolifération des cellules. Je connaissais cette voie, activée ou éteinte, dans le contexte des maladies rénales chroniques. En 2015, un patient est venu me voir avec une insuffisance rénale associée à un syndrome de CLOVES, dû à une anomalie génétique qui active trop la voie AKT/mTOR. Sa maladie était très avancée et il n’avait aucune opportunité thérapeutique.
“En établissant la liste des molécules en cours d’exploration, nous en avons identifié une, appelée BYL719 ou alpelisib, appartenant au groupe pharmaceutique Novartis.”
Nous avons réalisé à ce moment-là qu’il portait une mutation du gène PIK3CA, activatrice de la voie AKT/mTOR, et que cette mutation était fréquemment retrouvée en cancérologie : 1/3 des cancers du sein, 25% des cancers du côlon. Si une mutation est retrouvée aussi communément, je me suis dit que des industriels de la pharmacie devaient essayer de développer des molécules pour bloquer cette protéine trop active. Et effectivement : en établissant la liste des molécules en cours d’exploration, nous en avons identifié une, appelée BYL719 ou alpelisib, appartenant au groupe pharmaceutique Novartis. A cette époque, l’alpelisib était la plus avancée en termes de développement et le laboratoire Novartis achevait une phase 1 d’étude clinique. Elle était alors donnée à des femmes atteintes de cancers du sein métastatiques portant cette mutation, et qui ne répondaient pas aux traitements habituels. Nous avons entrepris des discussions complexes avec Novartis et l’Agence Française du médicament (ANSM) afin de voir si l’on pouvait obtenir une dérogation pour utiliser cette molécule chez ce jeune patient. Fin 2015, après 3 mois d’échanges, nous avons obtenu cette autorisation. Ce fut une période de grande excitation mais aussi d’interrogation sur les effets attendus par un tel traitement. L’introduction de l’alpelisib en janvier 2016 s’est rapidement accompagnée d’une amélioration de son état général. Nous avons constaté cliniquement une réduction des tumeurs et des malformations. En somme, cette molécule, l’alpelisib, donnait des résultats très prometteurs.
Vous avez par la suite mené trois essais cliniques qui ont abouti à l’approbation accélérée par la FDA. Pourriez-vous revenir sur cette aventure, scientifique et humaine ?
G. C. : Suite aux résultats obtenus chez ce premier patient, nous avons souhaité comprendre comment cette maladie se développait, progressait et surtout comment le traitement agissait à l’échelon cellulaire. Pour cela nous avons développé avec succès des modèles murins pré-cliniques qui nous ont permis de mieux cerner la physiopathologie de ces syndromes et l’action de l’alpelisib. Compte tenu des résultats obtenus chez le premier patient et des données chez l’animal, nous avons créé un groupe de travail au sein de l’hôpital regroupant de multiples spécialistes. Nous avons identifié 18 malades connus de l’hôpital Necker Enfants Malades, porteurs de ces anomalies et d’une mutation PIK3CA, et pour lesquels l’atteinte était sévère. Nous avons obtenu l’autorisation de traiter ces 18 autres patients incluant des enfants. Les résultats obtenus chez le premier patient se sont confirmés chez les 18 autres et l’ensemble du travail a donné lieu à une publication en juin 2018 dans la revue Nature. Suite à cet article, nous avons reçu des sollicitations de patients et de médecins du monde entier.
Novartis, propriétaire de la molécule, a alors ouvert un accès compassionnel de ce traitement à l’ensemble des praticiens qui souhaitaient y accéder. Quelques mois plus tard, Novartis a fait une demande de mise sur le marché comme traitement pour le cancer du sein. Face à l’afflux de demandes concernant les patients avec un syndrome de CLOVES ou un syndrome apparenté avec mutation du gène PIK3CA, nous avons décidé avec Novartis, début 2019, de mettre en place un essai clinique de vie réelle, c’est-à-dire assurer la collecte de toutes les informations concernant les premiers patients traités dans le monde : avant et après leur mise sous traitement, sur l’efficacité du traitement, sur les effets secondaires, sur la tolérance pédiatrique… À l’été 2019, nous avons proposé le design de cet essai de vie réelle aux agences du médicament Européenne (EMA) et Américaine (US FDA).
Malheureusement, ce type d’essai clinique n’a pas été retenu par l’EMA qui exigeait un essai clinique randomisé contrôlé – placebo vs traitement. L’US FDA a, elle, été tout de suite intéressée, compte tenu de la rareté de la pathologie – et donc de la difficulté d’établir un essai clinique classique – et des résultats encourageants que nous avions déjà obtenus.
“La bonne nouvelle est arrivée début septembre 2021 : sur une cohorte plus importante, l’examen indépendant des données a confirmé ce que nous avions observé en termes d’efficacité et de tolérance chez les 19 premiers patients.”
J’ai donc été invité à l’US FDA en Juillet 2019 avec Novartis pour présenter nos résultats et discuter du design et de la faisabilité de l’essai clinique de vie réelle. Après une année pour obtenir les autorisations administratives des différents centres dans le monde où des patients avaient été traités par alpelisib suite à nos travaux, nous avons commencé la collecte des données en août 2020. Le travail portait sur les 57 premiers patients traités dans le monde pour lesquels nous avions au moins six mois de recul sur le traitement. La collecte des données a duré jusqu’en mai 2021 puis toutes ces informations – plusieurs milliers de pages – ont été transmises et analysées par une structure indépendante aux États Unis. La bonne nouvelle est arrivée début septembre 2021 : sur une cohorte plus importante, l’examen indépendant des données a confirmé ce que nous avions observé en termes d’efficacité et de tolérance chez les 19 premiers patients. L’ensemble des données a ensuite été transmis à l’Agence américaine du médicament qui a revu de manière totalement indépendante, une fois encore, les 57 cas étudiés.
En novembre 2021, vous avez également été convoqués à la FDA pour discuter des résultats et des biais potentiels. Quels en étaient les enjeux ?
G. C. : Ce fut un des moments les plus angoissants de ma carrière. Vous vous retrouvez en face de 150 experts de la division oncologique de la FDA qui vous posent des questions très précises durant près de deux heures. Nous sommes tous sortis de cette réunion épuisés mais rassurés. Peu de temps après, j’ai reçu un courriel m’informant qu’ils diligentaient une inspection des données sur notre site à Necker Enfants Malades car 44 des 57 patients venaient de notre centre. Il faut bien comprendre l’enjeu pour la FDA : elle pouvait potentiellement donner une autorisation de mise sur le marché, notamment pour des enfants, en se basant uniquement sur des données de vie réelle et non sur un essai clinique standard randomisé contrôlé. Pour la FDA, pour Novartis, pour nous et enfin pour les patients, l’enjeu était donc énorme. Une autorisation sur ce type d’essai crée un précédent pour d’autres laboratoires dans le monde.
“Aujourd’hui, ce sont plus de 1000 patients dans le monde, dont 225 à Necker, qui sont traités avec ce médicament avec un impact significatif sur leurs symptômes, sur l’amélioration de leur qualité de vie, sur la douleur et la fatigue du quotidien, mais également, pour un grand nombre d’entre eux, sur le plan esthétique.”
Les inspecteurs de la FDA sont donc venus durant deux semaines, du 1er au 15 février 2022, dans mon service à l’hôpital Necker Enfants Malades, afin de vérifier l’intégrité de l’ensemble des données. Cette inspection fut harassante mais elle s’est bien passée et l’agence nous a finalement remis un certificat de parfaite intégrité des données et de respect des bonnes pratiques cliniques. Le bon déroulement de cette inspection ouvrait la possibilité d’obtenir une autorisation aux Etats-Unis, ce que nous avons eu le 6 avril 2022. Ce traitement est parti d’un patient avec une maladie et il a terminé, en 3 ans et 10 mois, avec une autorisation de mise sur le marché (AMM), pour cette population atteinte de maladie rare. Il y a désormais de nouvelles discussions en cours, notamment avec l’Agence européenne du médicament. Aujourd’hui, ce sont plus de 1000 patients dans le monde, dont 225 à Necker, qui sont traités avec ce médicament avec un impact significatif sur leurs symptômes, sur l’amélioration de leur qualité de vie, sur la douleur et la fatigue du quotidien, mais également pour un grand nombre d’entre eux sur le plan esthétique.
Vous poursuivez actuellement vos recherches, notamment dans le cadre de l’action France 2030 « Recherche Hospitalo-Universitaire » (RHU) COSY (Cure Overgrowth Syndromes), un financement obtenu en 2019.
G. C. : Tout à fait. Le RHU COSY, projet prévu sur cinq ans, a été un vrai levier et une bouffée d’air frais. Il nous a permis de structurer l’hôpital et l’activité clinique exactement comme nous le souhaitions. De mon côté, j’ai cessé ma spécialité de néphrologue pour me consacrer à cet hôpital de jour et mettre en place le séquençage génétique plus simplement, par exemple. Aujourd’hui, en trois semaines nous arrivons à rendre des tests génétiques aux patients (ndlr : pour déterminer s’ils ont la mutation). Pour ceux pour lesquels nous ne trouvons pas de mutations, le RHU nous a permis de développer des analyses génétiques beaucoup plus poussées, de séquencer le génome des patients, de trouver de nouveaux gènes impliqués dans ces malformations, et même d’identifier de nouveaux traitements pour d’autres malformations avec d’autres anomalies génétiques. En somme, ce fut là l’opportunité unique de pouvoir rapprocher différents types de recherche – clinique, fondamentale, génétique, radiologique, informatique – autour d’un même type de pathologie. Nous avons réalisé tout ce que nous nous étions fixés en quatre ans au lieu de cinq. Grâce au RHU nous avons identifié deux nouveaux traitements pour des maladies génétiques rares autres que PIK3CA, comme, très récemment, une maladie rare touchant les muscles du visage, la myohyperplasie hémifaciale. Nous ne nous arrêterons pas là et poursuivons nos recherches. En effet, pour l’instant, les patients ne sont pas guéris, nous essayons de voir comment aller encore plus loin, et peut-être éradiquer la maladie.
Lors du colloque organisé par l’ANR et l’Institut thématique multi-organismes Génétique, génomique et bioinformatique (ITMO GGB) d’Aviesan en novembre dernier, les différentes interventions ont amené à la conclusion qu’à chaque maladie rare, sa stratégie : thérapie génique, biothérapies, etc. Vous vous êtes engagé sur la piste du repositionnement de médicament. Aujourd’hui et plus globalement, comment accélérer la recherche sur les maladies rares ?
G. C. : Je vois deux aspects majeurs à améliorer. L’aspect règlementaire d’une part : une meilleure coordination et une meilleure articulation entre les différents axes ainsi qu’une simplification administrative à tous niveaux seraient souhaitable – concernant les formalités liées aux démarches de collecte, d’utilisation ou de partage des données plus particulièrement. D’autre part, il faudrait parvenir à faciliter l’accessibilité des médicaments, notamment pour leur repositionnement, ou susciter davantage l’intérêt des laboratoires pharmaceutiques dans le développement de molécules pour une maladie rare. Nous avons eu, nous, une chance incroyable que Novartis soit sensible à cette histoire et accepte de nous mettre à disposition l’alpelisib. J’insiste particulièrement sur l’importance des données en santé dans le domaine des maladies rares : plus nous aurons accès aux bases de données et plus elles seront universelles, plus il sera simple, avec de l’intelligence artificielle, de recroiser des phénotypes, c’est-à-dire des représentations cliniques de patients. C’est la même chose pour les médicaments et les traitements : si l’on dispose d’une base de données, exhaustive et accessible à tous, avec l’ensemble des malades traités, avec un suivi standardisé des effets positifs et secondaires, ces cohortes peuvent déboucher sur de nouvelles indications. Par exemple, pour le RHU, nous avons essayé de mettre en place une telle base de données mais les barrières administratives restent très lourdes à lever. Cela devrait s’améliorer dans les cinq prochaines années, je l’espère, avec le prochain plan national sur les maladies rares.