Perturbateurs endocriniens : les nouveaux défis de la recherche

Qu’est-ce qu’un perturbateur endocrinien ?

Catherine Mouneyrac : Un perturbateur endocrinien (PE) est une substance chimique, ou un groupe de substances chimique, susceptible d’interférer avec le fonctionnement du système endocrinien ou hormonal des êtres vivants, humains comme animaux. Or, ce système est responsable de la régulation de la croissance, du développement, du métabolisme, de la reproduction et de bien d’autres fonctions physiologiques en produisant et en libérant des hormones dans le corps. Les PE peuvent ainsi mimer ou à l’inverse empêcher l’action de ces hormones naturelles, ce qui peut entraîner des effets biologiques indésirables. Ils peuvent également interférer avec la production, le transport, le métabolisme ou l’élimination des hormones dans l’organisme. Aux vues du nombre de fonctions physiologiques et d’hormones impliqués, le problème de santé publique est majeur.

Où les trouve-t-on principalement et quelles sont les conséquences pour la santé humaine et l’environnement ?

C. M. : Les PE sont présents dans de nombreux produits de consommation courante, tels que les pesticides, les plastiques, les produits de soins personnels, les produits chimiques industriels ou encore les médicaments. Leur présence généralisée dans l’environnement est préoccupante car ils peuvent être responsables de divers problèmes de santé, notamment des troubles de la reproduction, des maladies hormonales, des cancers, des troubles du développement, des dysfonctionnements métaboliques, etc. Je vais prendre un exemple bien connu d’un PE : le Tributylétain, ou TBT, chez des populations de bulots. Le TBT est utilisé comme biocide dans les peintures anti-salissures pour les coques de navires. Mais il inhibe surtout une enzyme, l’aromatase, qui convertit les androgènes (les hormones sexuelles mâles) en œstrogènes (les hormones sexuelles féminines). Cette diminution des niveaux d’œstrogènes dans l’organisme entraîne une masculinisation des femelles. On voit alors se produire un phénomène d’imposex, c’est-à-dire se développer des caractères sexuels mâles, tels que le pénis et les organes reproducteurs masculins, au lieu de caractères sexuels femelles normaux. On comprend bien que cette masculinisation des bulots peut avoir des conséquences néfastes sur la population et la reproduction de l’espèce. Ainsi, à la fin des années 1970, on a constaté un déclin de la population de ce mollusque marin le long des côtes françaises.

Quand a-t-on pris la mesure de ce problème ?

C. M. : A la fin des années 1990, avec les premières définitions officielles de ces substances. En 2002, l’Organisation Mondiale de la Santé les présente ainsi : une « substance ou mélange de substances, qui altère les fonctions du système endocrinien et de ce fait induit des effets néfastes dans un organisme intact, chez sa progéniture ou au sein de populations ». En France, dès les années 2000, plusieurs actions de recherche ont été financées en France, comme le Programme National de Recherche sur les Perturbateurs Endocriniens de la SNPE, ainsi qu’au niveau européen. Au début, les travaux de recherche se sont d’abord majoritairement focalisés sur l’impact des PE sur les fonctions de reproduction, primordiale pour la survie des espèces, à travers l’étude de leurs effets sur le système reproducteur.

Sur quels principaux axes la recherche se saisit-elle aujourd’hui de la question ?

C. M. : Les recherches actuelles explorent désormais d’autres organes cibles, certaines pathologies métaboliques (diabète, obésité), les impacts sur le neurodéveloppement, les effets périnataux des PE sur le développement des grandes fonctions de la descendance, ou encore sur la relation intestin-cerveau. Dans d’autres milieux, notamment aquatiques, la recherche est très dynamique. Il y a une nécessité de travailler aussi sur d’autres matrices moins étudiées comme l’air ou les sources d’émissions. De nouvelles pistes de recherche s’ouvrent aussi comme l’étude des réponses adaptatives suite à une exposition aux perturbateurs endocriniens aux changements saisonniers de l’environnement (lumière, température, disponibilités alimentaires).

Désormais, on cherche également à améliorer les techniques de détection et de remédiation des milieux contaminés ou à étudier le relargage et le potentiel impact toxique des additifs chimiques contenus dans les plastiques. La communauté scientifique française est d’ailleurs bien reconnue au niveau européen sur cette thématique. Cependant, il est essentiel de continuer à stimuler la recherche, que ses résultats puissent se décliner sous forme d’outils pour l’expertise en appui à des politiques publiques, mais aussi pour que cela serve à la société ! A ce titre, je voudrai souligner un bel exemple : celui de l’adoption d’une ligne directrice pour caractériser les PE par l’OCDE reposant sur un test biologique original, le test EASZY. Fruit de dix ans de travaux de recherche académiques qui ont notamment bénéficié de trois projets financés par l’ANR (projets NEED, PROOFS, FEATS), ce test permet désormais de caractériser le danger des substances vis-à-vis du système endocrinien des organismes à partir d’un modèle de vertébré aquatique.

Quelles mesures concrètes ont été prises pour protéger les populations des impacts de ces substances ?

C. M. : En France, la réglementation sur les perturbateurs endocriniens est principalement basée sur les directives européennes et complétée par des mesures nationales pour interdire ou restreindre l’utilisation de certaines substances considérées comme des perturbateurs endocriniens. Une stratégie nationale sur les perturbateurs endocriniens (SNPE) a ainsi été mise en place depuis 2014, afin d’identifier et de gérer les risques associés à ces substances. Cette stratégie comprend des mesures de surveillance, d’évaluation des risques, de sensibilisation et de prévention auprès des élèves, des étudiants, des professionnels de la santé, ou de la population générale. La prévention passe aussi par de nouvelles « pratiques de vie » : ne plus utiliser de contenants plastiques contenant des molécules chimiques et/ou des additifs chimiques dont des PE et les remplacer par du verre, promouvoir l’étiquetage, et mentionner si tel ou tel produit contient des PE.

Pour donner un autre exemple précis, l’utilisation du BPA ou bisphénol A est interdite en France dans la composition des contenants alimentaires depuis le 1er janvier 2015. Et en décembre 2021, la Cour de justice de l’Union européenne a rejeté le pourvoi de Plastics Europe, l’association des producteurs de plastique, qui contestait le classement du BPA en tant que substance extrêmement préoccupante au titre de ses propriétés de perturbateur endocrinien. De plus, la règlementation REACH (Enregistrement, évaluation, autorisation et restriction des produits chimiques, depuis 2008) de l’UE impose des exigences pour l’évaluation et la gestion des risques des substances chimiques, dont font partie les PE. En évolution constante, de nouvelles initiatives et réglementations sont susceptibles d’être adoptées à l’avenir pour mieux protéger la santé publique contre les effets néfastes de ces substances.

[Encadré : Les critères de définition d’un perturbateur endocrinien

En raison de leurs effets négatifs sur l’environnement et la santé humaine, les gouvernements et les organisations internationales mettent progressivement en place des stratégies et des réglementations visant à limiter l’exposition aux perturbateurs endocriniens, et à protéger la santé humaine et l’environnement. Les règlementations actuelles concernant les perturbateurs endocriniens varient d’un pays à l’autre et peuvent être mises en place à différents niveaux : au niveau national, régional et international. Pour qu’une substance active soit considérée comme PE, les trois critères suivants doivent être remplis :

la substance doit présenter un mode d’« action endocrinien », c’est-à-dire avoir la capacité d’interagir ou d’interférer avec un ou plusieurs composants du système endocrinien ;
 la substance doit avoir des effets indésirables sur un organisme vivant, comme par exemple un changement dans la morphologie, la physiologie, la croissance ou le développement ;
 il doit exister un lien de causalité entre l’effet indésirable et le mode d’action endocrinien.]

Pourquoi est-ce si complexe d’établir des liens de cause à effet ?

C. M. : Il y en a plusieurs raisons à cela et elles ne sont pas exhaustives. D’abord, parce que le système endocrinien est lui-même complexe et que les PE peuvent agir à différents niveaux, en interférant donc avec la synthèse, la libération, le transport, la liaison ou l’élimination des hormones. Comprendre ces interactions et comment elles se traduisent en effets sur la santé nécessite une recherche approfondie et multidisciplinaire. Ensuite, parce que l’on connait encore mal les effets des PE. Ils peuvent ne pas se manifester immédiatement, mais à long terme et à partir de (très) faible dose. Ce qui rend difficile leur identification et leur évaluation dans le cadre des études épidémiologiques et toxicologiques, et complique la tâche des chercheurs pour établir ces liens.

Autre aspect, le rôle de la variabilité individuelle. La sensibilité aux perturbateurs endocriniens peut être différente d’une personne à l’autre en fonction de facteurs tels que l’âge, le sexe, la génétique, l’état de santé et l’exposition antérieure à d’autres substances chimiques. Cette variabilité individuelle rend difficile la prédiction des effets des PE sur la santé humaine et la mise en place de mesures de protection efficaces. J’ajouterai également que l’effet mélange ou cocktail, c’est-à-dire lorsque les organismes sont exposés à une multitude de composés chimiques dans leur environnement quotidien, peut entraîner des effets cumulatifs, synergiques ou antagonistes. Cet effet est un défi important pour la recherche et la réglementation et nous manquons encore d’outils pour l’appréhender. Enfin, en parallèle, la recherche sur des molécules de substitution à ces substances doit avancer.

[Encadré : L’ANR et la recherche sur les perturbateurs endocriniens

Depuis sa création, en 2005, l’ANR a participé au financement d’un peu plus de 1000 projets de recherche sur la thématique « santé-environnement ». Sur la question des PE spécifiquement, 151 projets ont été financés – 13% sur la thématique Santé-environnement, 60% en Toxicologie et 40% en Ecotoxicologie. Pour cette dernière, différents organismes vivants ont été utilisés comme les poissons (truite), les mollusques (huîtres, moules), les oiseaux, les insectes (abeilles) et les amphibiens.

Sur ces 151 projets, la moitié a été financée dans le cadre d’appels non thématiques, dont principalement l’Appel à projets générique, et l’autre moitié est constituée des projets financés via des programmes thématiques nationaux tels que le programme de Santé-environnement et Santé-travail, le programme contaminant et environnements ou les appels Chlordécone et Sargasses, ainsi que quelques projets internationaux issus des ERA-Net AquaticPollutants et MarTERA lancés dans le cadre de l’initiative européenne de programmation conjointe Océans (JPI Ocean). On note une bonne régularité dans les projets financés sur cette thématique, et ce depuis 2005. Il convient également de mentionner le premier AAP conjoint Chlordécone lancé en 2022 dans le cadre du plan Chlordécone IV (2021-2027) dans lequel six projets ont été financés.]

Quel sera le programme de la journée scientifique autour des PE le 13 juin prochain, à Paris ?

C. M. : En 2019, l’Anses et l’ANR avaient déjà organisé une journée de rencontres scientifiques dédiée à la thématique des perturbateurs endocriniens réunissant l’ensemble des acteurs concernés. Cette journée avait permis de faire le point sur les travaux de recherche dans ce domaine en valorisant la complémentarité entre les projets financés par le programme national de recherche environnement-Santé-Travail (PNR EST) de l’Anses et les programmes de l’ANR. Cette nouvelle édition, le 13 juin, sera l’occasion de présenter les avancées scientifiques relatives à l’étendue des effets des PE sur la santé humaine, notamment leur association avec les troubles de la reproduction et de la fertilité, et les dysfonctionnements hormonaux ; d’aborder les impacts de ces substances sur les écosystèmes, sur la biodiversité, la reproduction des espèces en général, et la santé des écosystèmes aquatiques et terrestres ; et d’échanger sur les dernières avancées, les défis relatifs aux techniques de détection, et aux nouveaux développements méthodologiques visant à explorer le potentiel de perturbation endocrinienne.

La journée s’organisera autour de quatre sessions thématiques :

Session 1 – Impacts sur la santé des écosystèmes et la biodiversitéSession 2 – Détection, exposition et effetsSession 3 – Méthodes : de la recherche à l’action publiqueSession 4 – Les dernières orientations de recherche

En savoir plus :

A l’agenda : Rencontre scientifique_Perturbateurs endocriniens : les nouveaux défis de la la recherche le 13 juin à Paris

A lire : Travaux et implication de l’Anses sur les perturbateurs endocriniens

Perturbateurs endocriniens : plan d’action de la deuxième stratégie nationale