Projet CHAIN : Madagascar, scène ouverte du changement climatique
Crédits photo / Légende : Contains modified Copernicus Sentinel data (2019), processed by ESA – LICENCE ; CC BY-SA 3.0 IGO
En 40 ans, plus de 90 cyclones ont frappé l’île de Madagascar, engendrant des pluies torrentielles et des crues dévastatrices. Parmi eux, entre février et mars 2023, le cyclone Freddy qui a traversé l’Océan Indien Sud avec des vents soufflants à plus de 220 km/h. D’une intensité et d’une durée inédites, ce cyclone a touché sur l’île plus de 200 000 personnes ; 72 000 ont dû être déplacées. Face aux menaces d’une aggravation sur l’île des crises climatique, humanitaire et sanitaire dans les prochaines années, les scientifiques du projet CHAIN, sélectionné dans le cadre de l’appel à projets Migration 2022 – Approches intégrées des migrations humaines et des mobilités dans une ère de rapides changements globaux lancé par le Belmont Forum, cherchent à développer des outils depuis l’espace et sur le terrain pour mieux comprendre et anticiper ces risques, et éclairer les décisions politiques à tous les niveaux.
Madagascar, une trajectoire de développement préoccupante
“Le changement climatique aggrave la fréquence et l’intensité des deux aléas majeurs qui frappent Madagascar de façon récurrente : les cyclones tropicaux et les sécheresses” explique Fabien Durand, physicien océanographe, partenaire français du projet CHAIN, qui étudie l’hydrodynamique des littoraux tropicaux, des terrains particulièrement vulnérables aux événements climatiques extrêmes. “Cette tendance lourde du changement climatique a déjà commencé, on le voit, à travers des impacts sur les conditions socio-économiques du pays ». De fait, le cas particulier de Madagascar interpelle tant sa trajectoire de développement diverge par rapport à d’autres pays comparables, en particulier ceux du Sahel, qui ont connu une croissance continue au cours des dernières décennies. “Madagascar s’est retrouvée sur une trajectoire de développement complètement contraire” insiste Fabien Durand. Avec près de 30 millions d’habitants pour une superficie légèrement plus grande que la France, 75% de la population de Madagascar vivrait sous le seuil de pauvreté. Classée parmi les pays les plus pauvres du monde, l’Île supporte aujourd’hui le poids et le coût du changement climatique sans pouvoir y faire face. Pour le chercheur, qui souligne l’urgence environnementale et socio-économique, le risque est de faire complètement dérailler le pays dans sa trajectoire vers les objectifs du développement durable.
(Re)dessiner la carte des risques à Madagascar
Par son approche novatrice reposant sur la télédétection spatiale, l’imagerie satellite, la modélisation numérique et des enquêtes sur le terrain, le projet CHAIN vise ainsi à élaborer de nouveaux outils autour d’un principal objectif : collecter et connecter les données. “CHAIN, c’est une fusée à plusieurs étages, explique le chercheur. Le premier étage de la fusée repose sur l’imagerie spatiale à haute résolution. Grâce à cette imagerie, on peut aujourd’hui cartographier et quantifier les impacts socio-économiques des évènements climatiques extrêmes que sont les cyclones tropicaux d’une part, et les vagues de sécheresse d’autre part”. De fait, ce territoire gigantesque, un littoral de plus de 4000 km, est difficile d’accès, ce qui rend les campagnes de mesure in situ fastidieuses. “Les satellites, eux, ne connaissent pas de frontières” ajoute le chercheur. À l’aide de la constellation des satellites Sentinel de l’ESA, et de l’imagerie de l’éclairage nocturne, les scientifiques cherchent ainsi à obtenir une cartographie de l’occupation du sol. “Quand on regarde depuis l’espace le littoral qui a été frappé par le cyclone Freddy, on s’aperçoit d’une chose : avant le cyclone, il y avait de la lumière la nuit. Après le cyclone, il y a relativement moins de lumière nocturne sur ce territoire. Les gens n’habitent plus là, ils se sont déplacés” indique-t-il. Des zones de départ aux zones d’arrivées de migrants : l’autre information que permet la cartographie du sol est l’identification des zones déforestées transformées en terrains agricoles pour subvenir à leurs besoins.
Le deuxième étage de la fusée s’appuie sur la modélisation numérique environnementale pour simuler les réponses aux chocs climatiques. « Lorsque le cyclone frappe un littoral, il génère d’énormes vagues, une montée du niveau de l’océan, et entraîne une submersion des terres intérieures, explique Fabien Durand. Le cyclone génère également des pluies torrentielles qui vont faire sortir les rivières de leur lit, provoquant en général des crues. Avec la conjonction de cette intrusion océanique et des rivières qui sortent de leur lit, on se retrouve avec les zones inondables de la bande littorale sous plusieurs dizaines de centimètres voire sous plusieurs mètres d’eau”. Mais dans ce contexte, avec les nuages omniprésents lorsqu’un cyclone sévit, les capteurs spatiaux montrent leurs limites : difficile d’identifier précisément l’étendue de l’inondation par imagerie satellite. Pour y pallier, les chercheurs ont mis en place des outils de modélisation numérique, sorte de jumeau numérique de l’océan, afin de simuler tous les processus qui font la submersion cyclonique. “Ces modèles-là vont nous fournir une cartographie en temps réel, sur le littoral comme dans les terres. En parallèle, d’autres modèles, simulant eux le climat global et sa variabilité, traditionnellement utilisés dans les exercices de projection climatique sous l’égide du GIEC, vont également nous permettre de mesurer l’empreinte et l’intensité des vagues de sécheresse” précise le chercheur.
Mettre en musique toutes les briques du puzzle
Quelles motivations à la migration ? Quelle(s) perception(s) du risque au sein des populations ? Le troisième étage du projet est, lui, concentré sur le volet social. Les scientifiques mènent ainsi des enquêtes de terrain auprès de plusieurs centaines de foyers dans les zones à haute vulnérabilité. “Notre objectif était de comprendre ce qui pousse les personnes à migrer ou ne pas migrer. Dans les zones de départ, ceux qui sont restés savent en principe qui est parti et où il est allé. Nous avons posé des questions sur la génération précédente afin de mettre en lumière la mémoire des évènements climatiques passés. Mais si nous pouvons éclairer ce qui s’est passé dans le passé récent, en une génération, la mémoire est susceptible de se perdre. Nous les interrogeons aussi sur leur perception du risque dans les années futures, c’est-à-dire si un tel événement ressurgit l’année prochaine, ou dans 5 ans, que feront-ils ?” liste-t-il. Le but de ces enquêtes in situ : parce que les dynamiques migratoires sont complexes, parvenir à une analyse la plus fine possible selon le niveau de revenu, selon la catégorie sociale, selon le niveau d’inégalité, selon le genre ou encore selon l’âge des interrogé.e.s. Dernier étage, enfin, une modélisation statistique permettant aux scientifiques de généraliser leur compréhension de ces dynamiques à l’ensemble du territoire. Pour Fabien Durand, “ce modèle statistique va apprendre de ces quelques centaines de questionnaires et tenter d’extrapoler les résultats à l’ensemble des zones impactées sur le territoire malgache”.
Comprendre ce qu’est la migration à Madagascar aujourd’hui, quels sont les motifs à son origine, et comment cette dynamique migratoire va évoluer sous l’effet du changement climatique en cours : à terme, CHAIN devrait aider au développement de nouveaux outils de mesure pour orienter les politiques d’adaptation sur le territoire. Le projet comporte aussi un volet transfert vers la société civile et vers les ONG, une courroie de transmission fondamentale pour pouvoir espérer atteindre ces objectifs. Mais concrètement, pour les populations, comment s’adapter ? Pour le chercheur, il n’est ni envisagé ni envisageable “d’endiguer” l’océan mondial d’ici 2100. Il identifie deux voies principales : l’une implique le retrait voire le sacrifice des territoires littoraux inondables pour laisser la mer entrer. La deuxième stratégie, “laisser la mer monter mais rester sur place, et s’adapter en changeant complètement de modèle économique” projette-t-il. A l’image de certains pays d’Asie du Sud. “Le riz, par exemple, est une plante qui déteste l’eau salée. À chaque cyclone, des rizières de la frange littorale sont submergées d’eau océanique saline, et deviennent incultivables durant trois ou quatre ans. De la riziculture, certaines communautés se convertissent à l’aquaculture en eau saumâtre, de la crevette par exemple. Mais ce type de conversion profonde du système agraire n’est pas sans impact sur les dynamiques socio-économiques des communautés littorales concernées, alerte Fabien Durand. Leurs effets à court et long terme ne doivent pas être sous-estimé”.
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Le Belmont Forum et l’ANR – Entretien avec Anne-Hélène Prieur-Richard