Recherche et création : à la croisée des mondes scientifiques et artistiques
En mettant en place les « Rencontres Recherche et Création », l’ANR et le Festival d’Avignon ont noué une coopération inédite, marquée par la spécificité de leur mission. Quel bilan faites-vous de cette complicité commencée en 2014 ?
Olivier Py : Le Festival d’Avignon est bien plus que la présentation de spectacles. Vilar voulait retirer le mot Festival et prendre celui de « rencontres », l’idée était juste. Le Festival c’est d’abord des rencontres. Avec Paul Rondin, nous avons imaginé, dans la lignée de ce que nous avions initié au théâtre de l’Odéon, le plus de croisements possibles, au-delà, avec, par et pour les artistes et les spectacles. Puis, avec Catherine Courtet1, nous avons eu l’idée de croiser et démultiplier les disciplines. Il fallait pour cela organiser une cohérence entre la programmation et les travaux de recherche. Parce qu’elles pensent avec les œuvres, qu’elles sont construites à partir du fil des œuvres, les Rencontres Recherche et Création contribuent à donner de la cohérence à une programmation qui n’est pas qu’une grande liste, qui n’est pas le seul reflet des tendances d’un moment. Le Festival c’est une image du monde. Et avec ces Rencontres, je crois que nous avons réussi à conforter cette image du Festival comme image du monde.
Thierry Damerval : Tout d’abord, un grand merci à Olivier Py et Paul Rondin d’avoir mis en place dès leur arrivée les Ateliers de la pensée, et un grand merci à Catherine Courtet qui a su voir l’opportunité, l’occasion privilégiée pour l’ANR de mettre en place les « Rencontres Recherche et Création ». Souvent le rapport entre le monde académique et celui de la culture passe par l’analyse des œuvres, le commentaire. En considérant les œuvres comme porteuses de connaissances, de savoirs, de concepts, d’expériences, les Rencontres proposent une approche complètement nouvelle !
Depuis 2014, les Rencontres ont accueilli plus de 50 artistes et 180 scientifiques de 15 pays différents. Cette manifestation est désormais installée, attendue. Olivier vous évoquez souvent le Festival comme une utopie dans la ville. Cette atmosphère et cette intensité particulière du Festival contribuent considérablement à la qualité, à la richesse de ce dialogue entre les pensées scientifiques et les pensées artistiques. Mais ces Rencontres sont aussi le fruit d’une dynamique collective : la fidélité de l’investissement du comité scientifique qui rassemble des chercheurs de très haut niveau ; le soutien de différentes institutions, comme la Commission européenne, le ministère de la Recherche, le ministère de la Culture qui renouvellent leur parrainage d’année en année. Plusieurs universités françaises et étrangères, des institutions de recherche, des acteurs de la culture, des médias sont désormais partenaires. La publication de l’ouvrage collectif chez CNRS Éditions permet d’approfondir encore la réflexion interdisciplinaire.
Quelle signification portent ces Rencontres pour les institutions que vous dirigez ?
Olivier Py : La fréquentation importante du public, son adhésion ont validé notre hypothèse. Les artistes sont littéralement exaltés par cette aventure de rencontrer d’autres disciplines que la leur, de témoigner de leurs recherches et de leur expérience d’égal à égal avec des grands chercheurs et de constater que même si, quelques fois, la rencontre pouvait paraître improbable, il y a des points d’adhésion extrêmement fertiles. Tous les artistes qui sont passés dans ces Rencontres ont pu le dire, pour eux ça a été un très grand moment. Nous avons au Festival ce que nous appelons des traditions, c’est-à-dire des évènements que le public attend. Ces journées en font partie. Le public peut intervenir, les chercheurs ne sont pas obligés d’être dans la célébration de leur propre parcours et les artistes non plus. Ce qui pourrait produire de l’inconfort, à savoir qu’on vienne tous d’horizons différents, en réalité produit une qualité de parole, parce que le public est là dans l’attente.
Thierry Damerval : Pour les scientifiques, la possibilité d’avoir ces dialogues avec des artistes, est assez unique. Notre rôle, en tant qu’Agence de soutien et de financement de la recherche, est de contribuer à la production de connaissances, mais aussi de transmettre, de partager. Cette soif de partage est un point commun entre les artistes et les scientifiques. Chaque année, 300 à 400 personnes participent à ce rendez-vous.
Ces rencontres s’inscrivent aussi dans notre programme « Science avec et pour la société ». Le dialogue avec les différentes parties prenantes et avec le public permet un enrichissement mutuel. Il permet aussi de valoriser le grand nombre de projets dans le domaine de la création et de la culture, que ceux-ci soient financés par l’ANR ou dans le cadre des Programmes investissement d’avenir, désormais France 2030. De nombreuses disciplines en sciences humaines et sociales mais aussi en neurosciences et en sciences cognitives sont concernées. C’est un champ de recherche très vaste, qui se développe et qui est essentiel pour l’évolution de nos sociétés. Rappelons qu’une des 10 grandes priorités de France 2030 concerne le développement, le renforcement des productions artistiques et de la création.
Quels sont les moments qui vous ont le plus marqué pendant ces Rencontres ?
Olivier Py : Lorsque Pierre Judet de Lacombe resitue la tragédie grecque dans le contexte historique et dans son rapport aux mythes, ses travaux sont une évidence pour les acteurs ou les metteurs en scène. Cette année-là, je mettais en scène les pièces d’Eschyle, aussi la conversation avec lui prenait une valeur d’autant plus exceptionnelle. Nourrie de la catastrophe et du désastre, la tragédie est, pour lui, tendue entre une fonction sociale d’ordre et de mise en crise. Cette approche résonnait particulièrement avec les interrogations sur la folie du pouvoir, la place des femmes, l’asile et leur lien avec la démocratie qui avaient guidé ma lecture du texte.
Alors que les recherches en neurosciences ou en sciences économiques pourraient paraitre éloignées du travail théâtral, on est surpris de voir que les artistes, mais aussi les œuvres sur lesquelles ils travaillent, sont des réservoirs de questions dont peuvent se servir les scientifiques. Et ces questions sont parallèles, miraculeusement parallèles avec la recherche des metteurs et des metteuses en scène, à l’instar de Patrick Boucheron, évoquant la place de l’incarnation et de l’eucharistie dans la tradition chrétienne en résonnance avec Thyeste, mise en scène par Thomas Jolly.
Thierry Damerval : J’ai été particulièrement marqué par la rencontre entre la chorégraphie Kreatur de Sasha Waltz, dans laquelle le langage verbal et le langage corporel racontent les transformations du corps biologique et du corps social, et les travaux d’Adrien Meguerditchian qui soulignent comment la communication gestuelle est à la base, sur le plan neurobiologique, de l’émergence du langage.
Olivier Py : Vous prenez un exemple qui est paradigmatique. Ces interventions qui montraient que l’organe de la parole c’est la main ou le geste et non pas l’écrit transformé ont été un moment de la pensée vraiment exceptionnel. Et ça s’est passé à ce moment-là, au Festival, dans cette petite salle, avec ce public-là.
Thierry Damerval : J’ai connu beaucoup moins d’éditions qu’Olivier, mais ce qui me vient à l’esprit c’est le bonheur et l’enchantement que j’ai pu avoir lors des Rencontres 2021. Après près d’un an et demi de distanciel, de vie aseptisée derrière son écran, j’ai vraiment vécu ces jours avec un sentiment d’intensité et de renaissance. Je me souviens très bien, La Cerisaie, j’ai vécu ça comme un immense bonheur, un enchantement.
Avez-vous senti un public plus bienveillant en 2021 ?
Olivier Py : Oui, l’expérience du confinement, de l’enfermement, de la forclusion dans l’espace virtuel, a changé quelque chose, ça a conféré une valeur « oratique » encore plus grande à ces rencontres. Toutes les prises de parole, comme toutes les levées de rideau, sont une rencontre entre le public et la scène. On a fait l’expérience de la différence fondamentale, de la différence ontologique avec ce que nous vivons sur les écrans. Aucun de nous ne pouvait penser, qu’un jour notre sensibilité à la présence réelle serait à ce point avivée par cette expérience tout à fait étonnante qui ressemblait à de la science-fiction et qui a duré pendant presque un an et demi.
Thierry Damerval, les échanges entre les artistes et les œuvres suscitent-ils des questions de sciences fondamentales ?
Thierry Damerval : Appréhender le processus de création dans toutes ses dimensions – émotionnelles, perceptives, cognitives… est déjà une question fondamentale. Comprendre la création, c’est aussi comprendre comment on invente, comment on innove.
Les effets de la création sur le spectateur en matière d’attention, d’émotion, de raisonnement sont aussi des questions essentielles. Les arts de la scène mettent en jeu des mécanismes profonds de la communication humaine, avec la coexistence des formes les plus anciennes de la communication gestuelle et du système linguistique extrêmement élaboré. Ces champs de recherche sont en plein développement et les connaissances acquises ont des incidences extrêmement larges, y compris pour la compréhension des apprentissages. L’étude des processus cérébraux déclenchés par les actions d’autrui – qu’elles soient observées, décrites, imaginées – constitue aujourd’hui des domaines d’investigation en plein essor.
Plus largement, tous les travaux sur la diversification des langues, les représentations symboliques, la connaissance des cultures du monde et des civilisations anciennes, ou encore le rôle de la fiction et des arts dans les sociétés, constituent un vaste champ de recherche. Le thème création et culture permet de nouvelles alliances, de nouvelles interactions entre disciplines. Évidemment les impacts sont essentiels pour la compréhension de la communication humaine, du fonctionnement de l’esprit humain, et plus généralement des transformations des formes d’organisations sociales, politiques. C’est un vrai champ de recherche avec de nouveaux fronts qui s’ouvrent chaque jour.
Olivier Py : La préhistoire ou l’histoire romaine peuvent croiser des questions très pratiques de la vie de la scène ou de la compréhension d’un texte et ça c’est extraordinaire. Quand on monte sur scène, on recommence une histoire millénaire, on repart aux origines. C’est bien de parler de modernisation de la scène, d’avancées formelles, de découvertes artistiques mais celles-ci s’inscrivent dans une géométrie très étrange : c’est le retour en arrière qui permet l’invention de l’avenir ou l’invention de l’espérance. Le geste de monter sur scène devant l’assemblée qu’il soit conçu de manière religieuse, politique, poétique ou ontologique, de toutes les façons, remonte le fil historique. Les historiens ont beaucoup à nous apprendre et ils voient une sorte d’accéléré de l’aventure humaine chaque fois que le rideau se lève.
Olivier Py, cette mise en résonnance entre les œuvres et la science, que suscitent les Rencontres, vous permet-elle en tant qu’artiste, metteur en scène, de lire les œuvres autrement ? Influence-t-elle vos mises en scène ? Est-ce qu’elle vous donne un regard différent sur la programmation du Festival ?
Olivier Py : Je ne connais pas d’artiste, qui travaille dans le domaine de la danse ou du théâtre ou de l’inter-discipline, qui ne s’appuie pas sur des travaux de chercheurs. C’est un geste qui est à la base de l’inspiration ou de l’échange avec d’autres artistes puisque souvent les œuvres sont collectives. Ces Rencontres sont originales mais elles sont aussi originelles. Ces croisements existaient mais le plus souvent par l’intermédiaire du livre.
Chaque année, nous cherchons avec Catherine Courtet une phrase thématique qui est la plus à même d’armorier une édition, de relier l’ensemble de la programmation aux thèmes des chercheuses et des chercheurs. Parce que le Festival est toujours le même et toujours un autre, et pour être fidèle à lui-même, il faut qu’il se réinvente toujours. Il y a une dialectique à trouver entre la volonté d’innover et l’héritage de ses idées fondamentales qui sont d’ailleurs, beaucoup plus de l’ordre du politique que de l’ordre de l’artistique. Jean Vilar nous a laissé un héritage d’invention et de mise en danger.
Comment la pensée scientifique et la pensée des œuvres des artistes peuvent-elles se nourrir mutuellement ?
Olivier Py : Cet échange passe de manières différentes et inattendues : que ce soit le parallélisme de la pensée ou de la recherche, l’inspiration directe à partir d’une thématique, l’enrichissement mutuel autour d’une démarche commune. Il n’y a pas une rencontre entre les artistes et les scientifiques qui n’ait pas imaginé une nouvelle manière de rendre fertile la confrontation des disciplines.
Thierry Damerval : Et pourquoi cette complémentarité ? En fait, art et science ont beaucoup en commun. Il s’agit dans les deux cas d’explorer des territoires inconnus. Comme vous l’avez souligné Olivier, l’investissement personnel est très important mais très souvent les constructions sont aussi collectives. Les deux nous éclairent sur notre monde, sur ce que nous sommes, sur les sociétés, sur leurs évolutions. Les deux ont la volonté de partager les connaissances et, dans le cas de la création, les émotions. Ce sont à la fois deux activités qui sont complémentaires mais c’est aussi deux univers qui partagent beaucoup de choses.
Olivier Py : Oui nous avons tous hâte de sortir de nos spécialités parce qu’au bout d’un moment elles ne nous suffisent pas. Si notre champ d’expérience et de recherche n’est pas à aboucher à d’autres recherches et s’il ne sort pas de son petit terrain d’investigation, il s’assèche assez vite et ça c’est vrai pour tous ceux qui vivent l’aventure humaine.
Comment la création contemporaine et la recherche reflètent-elles aujourd’hui l’état du monde, les enjeux politiques, environnementaux ou géopolitiques ?
Olivier Py : On demande toujours à la science d’être utile, voire d’être rentable et on demande toujours aux artistes de répondre aux questions sociales ou sociétales. Or, que l’on soit metteur en scène ou chercheur en mathématiques, on doit pouvoir se dissocier du monde pour pouvoir faire ce qui ne serait pas l’art pour l’art ni de la recherche nombriliste, mais qui serait une liberté totale, les implications et les réponses au présent que peut donner notre discipline. Sans cette liberté on se trompe ; quand on veut préméditer on se trompe toujours. Quand on croit qu’on va répondre à un sujet de société, il se trouve que le théâtre est plus intelligent que ça et qu’il va répondre à d’autres questions, à d’autres endroits pour d’autres publics qu’on attendait pas du tout. Quelques fois, en commençant par le fil sociétal, on arrive au métaphysique ou vice-versa et c’est pareil pour le monde des sciences. Il faut absolument préserver à la fois cet état de conscience que le monde est ce qu’il est et qu’il nous pose des questions, et que nous nous posons des questions dans le monde, pour le monde et par le monde mais aussi une sorte d’indépendance. Ce que nous faisons ne peut pas être réquisitionné pour répondre aux exigences du monde comme il va. Il y a comme un besoin de liberté et d’indépendance absolument partagé par les artistes, qui ont peut-être un peu plus l’habitude de cela parce qu’ils sont un peu frondeurs, et avec les chercheurs qui…
Thierry Damerval : qui le sont aussi ! Je n’ai rien à ajouter car j’aurais donné la même réponse. Ce soutien à la liberté de la recherche est inscrit dans la logique des modes d’intervention de l’ANR : 80 % des financements sont attribués dans le cadre d’appels totalement libres. Cette très grande liberté est nécessaire car on sait bien que c’est de l’inattendu que peuvent naître les grandes découvertes ou les solutions pour demain.
Cette 9ème édition des Rencontres consacrée au thème « Contes, mondes et récits » évoquera des questions fondamentales, en lien avec l’évolution du monde. Samantha Besson abordera le rôle du droit international et des droits des peuples dans la protection de ceux qui partage le monde d’aujourd’hui. Patrick Boucheron analysera les politiques de la peur et comment les arts de raconter sont parfois unis aux arts de gouverner pour susciter l’effroi. En résonnance avec Ia pièce Iphigénie, mise en scène par Anne Théron, c’est la question des justifications des conflits et des conditions de déclenchement des guerres qui sera interrogée par Irène Hermann.
Olivier Py : Nous avions choisi le thème « Contes, mondes et récits » bien avant le déclenchement de la guerre en Ukraine pour laquelle la question du récit est devenue absolument centrale. Aujourd’hui, même des militaires parlent des récits comme autant d’armes ; même s’ils appellent narratif ce que nous appelons plutôt récit. J’ai été très intéressé d’entendre des colonels, des généraux et des stratèges dire qu’on pouvait avoir la force militaire mais être faible sur le plan du narratif et que c’est le narratif qui allait vaincre la puissance de feu d’une armée. Toutes les réflexions que l’on pouvait avoir sur l’histoire, le récit sont percutées par la réalité de cette guerre.
Comme un écho aux spectacles, les Rencontres Recherche et Création nous rapprochent du présent du monde. Si les arts de raconter sont parfois au service de la peur et de la violence, ils rendent aussi possible le monde commun et l’esprit de fraternité. C’est bien à ce point-là du pouvoir des mythes, des récits et des fictions que ces journées vont réunir nos pensées et nos échanges. Pour ne jamais perdre l’espoir que la fiction puisse aussi nous apprendre à changer le cours des choses.
N’oublions jamais que c’est pour ne pas mourir et pour sauver ses sœurs, que Shéhérazade sans fin raconte des histoires !
1 Catherine Courtet est responsable scientifique au département sciences humaines et sociales de l’ANR, elle est responsable des Rencontres Recherche et Création qu’elle a initiées avec Olivier Py et Paul Rondin, directeur délégué du Festival d’Avignon.
Propos recueillis par Fabrice Impériali
En savoir plus :
Le programme des Rencontres Recherche et Création les 11 et 12 juillet 2022