Tara Pacific : l’immense diversité du corail se dévoile
Véritables réservoirs de biodiversité, forêts primaires marines, les récifs coralliens concentrent plus de 30% des espèces marines connues pour une surface d’à peine 0,2% des océans. Ils assurent également de nombreux services écosystémiques à travers la pêche, le tourisme, et forment une barrière naturelle contre la houle. Mais les récifs, particulièrement sensibles au changement climatique et soumis à de nombreuses pressions anthropiques, sont aujourd’hui menacés de toutes parts. Près de 20% d’entre eux auraient irrémédiablement disparu ces dernières décennies, du fait d’événements extrêmes (fortes houles, cyclones, épisodes El Niño ou de blanchissement, anomalies de température et maladies), de l’acidification des océans, et d’autres pressions locales liées aux activités humaines (pollutions, surpêche, espèces invasives ou encore urbanisation du littoral). Ils pourraient ainsi disparaître d’ici la fin du siècle. “Ces écosystèmes sont dynamiques, ils évoluent, ils se transforment. S’ils sont habitués à des modifications constantes, ce qui pose aujourd’hui problème c’est la récurrence et l’intensité des bouleversements qu’ils subissent ; les récifs ont désormais de moins en moins de temps pour récupérer entre ces perturbations. » résume Serge Planes, co-directeur de Tara Pacific avec Denis Allemand, et directeur de recherche CNRS au PSL-Criobe. Conduite dans l’océan Pacifique, qui abrite 60% des récifs coralliens de la planète entre le Pacifique, l’Australie et le Triangle de Corail, l’expédition Tara Pacific visait ainsi à faire avancer les connaissances sur cet écosystème complexe et encore méconnu.
Une approche écosystémique des récifs coralliens tropicaux
100 000 kilomètres parcourus ; 32 îles offrant une large gamme de conditions environnementales ; 249 stations de prélèvement ; 58 000 échantillons collectés : plus de deux années durant, la goélette Tara1 a ainsi sillonnée le Pacifique au plus près des coraux. À son bord, c’est quelque 200 scientifiques qui se sont relayés – experts en écologie marine, en biologie cellulaire et moléculaire, en génomique et en bio-informatique – se sont focalisés pour la première fois à de telles échelles, spatiales et temporelles, sur l’holobionte. “L’holobionte est l’ensemble des micro-organismes qui composent les récifs : une multitude de virus, de champignons, de bactéries et de micro-algues, comme les zooxanthelles que les coraux hébergent dans leurs tissus et qui sont à l’origine de leurs couleurs vives. Notre idée était de mieux comprendre les liens complexes qui unissent ces organismes, leurs interactions et leur rôle dans le maintien en bonne santé et la résilience des récifs” précise Serge Planes, qui coordonne également le projet ANR Coralgene (plusieurs projets de recherche soutenus par l’ANR se sont ainsi appuyés sur les données de Tara Pacific – voir encadré). Pour ce faire, les chercheurs ont passé au crible certaines espèces : trois espèces de coraux (le massif Porites lobata, le branchu Pocillopora meandrina et le corail de feu Millepora platyphylla) et deux poissons (Acanthurus triostegus et Zanclus cornutus). “Le choix s’est porté sur ces espèces, très différentes et relativement présentes à toutes les échelles du Pacifique et disponibles en abondance ; leur prélèvement ne les mettait pas en péril mais les suivre à travers le Pacifique permettait l’étude et la comparaison” ajoute le chercheur. Ce qui distingue aussi cette expédition, c’est la méthodologie que les scientifiques ont mis en œuvre et leurs protocoles qu’ils détaillent finement dans cette nouvelle série de publications. Afin de dévoiler toute la diversité génomique, génétique, virale et bactérienne d’un récif et parvenir à révéler la nature de ces interactions microscopiques, les chercheurs ont en effet veillé à systématiquement prélever les espèces ciblées mais également l’eau environnante à différentes profondeurs, ou encore des sédiments.
Du bateau au labo : vers une science ouverte de l’Océan
Les données massives ainsi collectées constituent des ressources sans précédent pour la communauté scientifique, donnant à voir une idée toujours plus précise de la diversité globale de ces milieux et de leurs réponses aux changements climatiques et aux perturbations anthropiques. Pour ce faire, les scientifiques ont utilisé plusieurs approches de séquençage à très haut débit pour faire parler le matériel génétique des 58 000 échantillons récoltés, comme la métagénomique, la métatranscriptomique et le metabarcoding, ainsi que des observations satellites. “Chaque échantillon prélevé est ainsi lié à un environnement contextuel, biologique et physicochimique, qui peut être désormais étudié par les communautés scientifiques qui désiraient s’en saisir” résume Serge Planes. Du gène à l’écosystème, les chercheurs ont ainsi constitué un inventaire inédit et le plus important jamais réalisé sur le corail. L’ensemble de ces données, dites « omiques », suivent les principes FAIR (faciles à trouver, accessibles, interopérables et réutilisables). Au total, 102 téraoctets de paires de base ADN, analysées via des approches de type métabarcodes – un code-barre biologique qui permet d’établir l’inventaire complet des espèces présentes dans l’environnement échantillonné et de déterminer la diversité de leur état biologique. “Ces jeux de données sont à la disposition de l’ensemble des communautés scientifiques qui désireraient s’en saisir, ajoute le chercheur. C’est ce changement de focal qui nous a permis de découvrir une diversité microbienne aussi riche qu’à l’échelle macroscopique”.
L’union fait la vie
“La santé des coraux dépend tant de leur environnement que de l’holobionte ainsi que l’ensemble des relations et des interactions symbiotiques, largement méconnues, de ces crustacés, mollusques, poissons, microalgues, bactéries, champignons et virus qui évoluent dans l’écosystème corallien” rappelle Serge Planes. Les chercheurs se sont notamment focalisés sur la composition d’une communauté bactérienne associée aux coraux, les endozoicomonadacea. Leur hypothèse : les différentes espèces de coraux pourraient avoir évolué vers des stratégies différentes de relations hôte-bactéries. Et en effet, les analyses montrent que cette relation symbiotique, fruit d’une co-évolution très ancienne entre la bactérie et son corail, lui apporte non seulement des acides aminés mais surtout une vitamine essentielle, la vitamine B, qui agit dans la réponse immunitaire du corail. Les chercheurs se sont également intéressés à l’étude du vieillissement des coraux, une étude menée par Eric Gilson, directeur de l’Institut sur le cancer et le vieillissement, l’IRCAN. Ils ont ainsi analysé les télomères de près de 4000 colonies coralliennes – la taille des extrémités de l’ADN chromosomique qui sont des biomarqueurs du stress environnemental. Leurs résultats montrent ainsi que la forte longévité des coraux massifs, notamment, est liée à une forte stabilité des extrémités télomériques de ces espèces. Plus généralement, les variations de longueur de leurs télomères leur permettent d’ajuster leur équilibre nutritif et de répondre à un environnement changeant – face au nombre de fois qu’ils ont pu être exposés à des vagues de chaleur par exemple.
Mais le résultat le plus surprenant de l’expédition a été la découverte de l’immense diversité du microbiome des récifs coralliens, largement sous-estimée jusque-là : elle pourrait se rapprocher de la diversité totale estimée des micro-organismes – les procaryotes – sur Terre. “Ces résultats fondamentaux, qui mettent en avant la diversité du microbiome associé au corail, montrent la nécessité pour le corail de maintenir un microbiome diversifié. Probablement comme réservoir de ressources de résistance en cas de stress et/ou de perte d’une partie de ce microbiome” synthétise Serge Planes. Reprenant l’analogie du chêne et du roseau, les chercheurs insistent sur les limites de l’adaptation, de la restauration et de la plasticité des coraux. Lors de la conférence de presse qui s’est tenue le 31 mai, les scientifiques ont rappelé la nécessité de changer nos modes de vie : si aujourd’hui, leur réponse, leur résistance et leur résilience sont manifestes, qu’en sera-t-il dans 50 ans ? Pourra-t-on continuer à les préserver ? Pour Serge Planes, qui insiste sur le temps long de la recherche, la question de l’état de santé général des récifs est complexe et toutefois marquée par de larges disparités à l’échelle du Pacifique du fait notamment de pressions anthropiques localisées. “Si l’on n’observe pas d’extinction d’espèces de coraux à ce jour, il faut s’attendre à l’avenir à une transformation et une reconfiguration des paysages : certaines espèces prendront probablement le pas sur les autres” souligne-t-il.
Tara Pacific s’inscrit dans la lignée de ces grandes expéditions qui ont marqué les débuts de l’océanographie moderne, à bord du HMS Challenger et du Beagle de Charles Darwin – qui avait entre autres étudié les récifs du Pacifique – ou encore du Pourquoi Pas de Jean-Baptiste Charcot au début du XXème siècle. Plus encore ces dernières décennies, le retour des grandes campagnes naturalistes, associées aux progrès techniques et technologiques, ont considérablement enrichi les connaissances parcellaires que l’on avait des océans. À différentes échelles spatiales et sur le temps long, ces expéditions sont nécessaires pour dévoiler la biodiversité cachée qu’abritent les océans et pour déchiffrer la réponse complexe de ces écosystèmes face aux bouleversements en cours. “C’est aussi l’opportunité unique de se consacrer à un sujet précis” ajoute Serge Planes, particulièrement enthousiaste pour la suite du programme. « Nous nous attendons à d’autres résultats, plus significatifs encore, lorsque nous commenceront à croiser les données. C’est l’immense avantage de la période à laquelle nous vivons, avec les puissances de calculs que nous avons désormais à notre portée ». L’aventure Tara Pacific se poursuit, avec l’objectif aussi de sensibiliser un public le plus large possible à ces enjeux et les questionnements qu’ils soulèvent.