Un colloque pour mieux comprendre les recherches pour et sur la biodiversité
La biodiversité est en crise et les causes de son déclin – la destruction de milieux naturels, les différentes pollutions, les effets du changement climatique et l’introduction d’espèces exotiques – s’intensifient. Pourquoi un colloque autour de la recherche pour et sur la biodiversité ?
Anne Lieutaud : Nous assistons à un effondrement silencieux de la biodiversité, en termes de diversité et d’abondance, pour lequel la prise de conscience tarde à s’imposer. Selon la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), sur les huit millions d’espèces estimés, un million est menacé d’extinction. Cet effondrement, global et sans précédent, touche les animaux et les végétaux mais aussi les terres, comme les zones humides par exemple. Or, la biodiversité reste encore aujourd’hui une grande inconnue. Concevoir la complexité des relations entre les organismes, avec une connaissance si fragmentaire, est une activité périlleuse. Il est essentiel de continuer à promouvoir l’observation, la modélisation et la conceptualisation des écosystèmes et des organismes qui les composent, à diverses échelles spatio-temporelles et de complexité, afin de les décrire et mieux les comprendre. L’acquisition de ces connaissances se situe à l’interface de plusieurs disciplines et s’avère indispensable pour non seulement évaluer les changements dans la biodiversité et leurs effets profonds sur les écosystèmes et les sociétés humaines qui en dépendent, mais également mettre en place des politiques de gestion durable.
La recherche est très investie sur toutes ces questions, et les champs d’investigation dans ce domaine sont foisonnants. Mais comment les communautés scientifiques se sont-elles, dans les faits, emparées du concept de biodiversité ? Aussi, ce colloque s’inscrit dans le cadre de deux analyses, une brochure « Biodiversité » de l’ANR et de la FRB sur les projets soutenus par l’ANR entre 2005 et 2019 (incluant également une actualisation 2020-2022), véritable synthèse des thématiques, des acteurs, et des pratiques mobilisées ; et une prospective conduite par la FRB et l’AllEnvi pour la recherche française sur la biodiversité. L’objectif était de dépasser les projections pour penser et anticiper les mutations de la recherche. Et notre ambition commune de parvenir à identifier des lacunes au sein des recherches menées, des pistes nouvelles et audacieuses de recherche, ou déceler des thématiques encore peu étudiées.
Quels seront les grands axes abordés durant ce colloque ?
A. L. : Il ne s’agit pas de fournir des réponses ou des solutions clé en main mais, en amont, de proposer des pistes, des voies de réflexion, des ateliers sur la manière dont sont abordées les recherches. Les 1 770 projets (depuis 2005) qui constituent le corpus de notre synthèse, ainsi que les 107 projets financés dans le cadre des Programmes investissements d’avenir / France 2030 (depuis 2011), ont immanquablement contribué à améliorer la compréhension des mécanismes de régulation de la biodiversité, cruciale à sa conservation, à l’exploration de la dynamique et de la complexité des écosystèmes, des interactions entre les organismes et leur environnement, et entre eux. C’est à partir de ces analyses que nous avons pensé les quatre sessions, ou plutôt des axes de réflexions croisés, qui viendront ponctuer cette journée d’échanges. Le premier, Valeurs multiples et arbitrages dans les territoires à différentes échelles, abordera la biodiversité comme un espace de coexistence entre humains et non-humains et comment cette biodiversité peut faire territoire, ce dernier étant une notion plutôt labile. Le second axe, Biodiversité et changements globaux, nous permettra de discuter comment la biodiversité peut impacter, accélérer ou ralentir les changements globaux à travers les rétroactions. Et de fait, il est plutôt d’usage de se poser la question dans l’autre sens, à l’image de la déforestation par exemple. La troisième session sera consacrée aux solutions fondées sur la nature. La biodiversité est souvent essentialisée comme une ressource, coincée dans une notion d’utilité et d’usage, à travers les services qu’elle fournit aux sociétés humaines – qui en dépendent, et non pour ce qu’elle produit comme fonction pour elle-même. Pour s’en dégager, nous souhaiterions prendre la nature comme un modèle et non plus comme une ressource pour chercher des solutions à partir de ce que l’on peut observer dans la nature. Enfin, le dernier axe nous permettra de discuter des pistes pour renouveler la recherche sur la biodiversité. Comment innover ensemble et intégrer le plus d’acteurs possibles dans la recherche de questionnements scientifiques – savoirs vernaculaires, sciences citoyennes et participatives ? Comment, aussi, s’engager dans des changements transformateurs, une notion moins tautologique qu’épistémologique ? Selon la définition avancée par l’IPBES, un changement transformateur vise « à atteindre une réorganisation fondamentale, systémique, des facteurs économiques, sociaux, technologiques, y compris les paradigmes, les objectifs et les valeurs, ». Autrement dit, transformer durablement les comportements humains pour atteindre plus de durabilité.
Quelles sont les conclusions majeures de l’analyse menée sur les projets soutenus ?
A. L. : Les projets étudiés décrivent une grande diversité thématique. On retrouve en particulier tout le gradient disciplinaire depuis l’écologie des écosystèmes jusqu’aux sciences de l’évolution : la biogéochimie, la physiologie, l’écologie fonctionnelle, l’écologie des communautés, l’écologie des populations, la génétique, l’évolution, etc. Néanmoins, les disciplines des sciences humaines et sociales (SHS) sont peu présentes sur la période étudiée. Les objets de recherche tournent principalement autour de deux grands objectifs : l’amélioration de l’agriculture et la conservation de la biodiversité. On voit aussi apparaitre ces dernières années des formes d’hybridation entre différentes approches scientifiques telles que l’écologie fonctionnelle et l’écologie évolutive ; des techniques comme l’ADN environnemental viennent au service de la compréhension des écosystèmes, en matière d’expertise taxonomique notamment.
Il n’existe pas de solutions miracles pour enrayer l’érosion de la biodiversité mais il est impératif de parvenir à protéger et rétablir le bon fonctionnement des écosystèmes naturels. Cela passe par des changements transformateurs, bien sûr, mais également par l’acquisition de nouvelles connaissances à travers des co-constructions interdisciplinaires fortes, impliquant l’ensemble des parties prenantes, à l’instar des sciences citoyennes ou des sciences participatives et de programmes comme Vigie- Nature du Museum national d’histoire naturelle destiné à toutes et tous et qui vise à suivre la biodiversité ordinaire. Plus largement, les sciences humaines et sociales ont toutes leur place pour étudier plus finement les interactions entre les différents processus humains et ceux gouvernant la biodiversité.
Comment l’ANR peut-elle accompagner ces transformations de la recherche en biodiversité ?
A. L. : D’une manière générale, ce sont les recherches actuelles qui préfigurent les évolutions futures de nos sociétés et notre capacité à répondre à la crise climatique et la crise de la biodiversité. Ces deux crises majeures sont par ailleurs intimement liées et leurs enjeux croisés : le climat influe la biodiversité et vice versa. Nous ne résoudrons pas l’une sans l’autre. Enfin, il s’agit également de poser ces questions pour les traduire en termes de gouvernance. On ne peut pas mettre partout des aires protégées pour préserver la biodiversité. Il faut parvenir à identifier les bonnes échelles – spatiales – pour mieux penser la coexistence entre les sociétés humaines et le reste du monde vivant, et s’interroger, aussi, sur la manière dont nous percevons la biodiversité. Il y a une dynamique à poursuivre dans l’accompagnement des communautés de recherche à mesure que le champ thématique de la biodiversité évolue. Au vu des résultats des analyses et des réflexions qui ont été tirées, une des pistes de réflexion est, aujourd’hui, de renforcer la recherche s’appuyant sur une démarche de co-construction avec les acteurs de la société de sorte à ce que certains aspects des changements transformateurs y soient plus explicitement traités.