Vers la constitution d’un fonds des archives d’Ibuka pour l’étude du génocide des Tutsi au Rwanda. Le projet ANR FALI
Dans quelle mesure cette démarche s’appuie-t-elle sur l’engagement du projet ANR FALI ?
Hélène Dumas et Anouche Kunth : Le projet FALI, sélectionné en 2019 dans le cadre de l’appel ANR Flash « Génocides et violences de masse » consiste à rendre accessible, aux chercheurs comme aux descendants des rescapés, les corpus documentaires dispersés, soumis aux aléas climatiques et aux déprédations humaines. C’est cette dimension patrimoniale du projet que la signature de la convention vient honorer. La démarche est indissociable d’une perspective historiographique affirmant l’indispensable attention des sciences sociales à l’expérience des victimes et des survivants dans les processus d’écriture de l’histoire du génocide des Tutsi comme de celui des Arméniens. Les liens de confiance noués en amont avec le Mémorial de la Shoah et Ibuka ont permis de bâtir ce partenariat conjuguant les compétences d’institutions investies depuis longtemps dans la tentative d’intelligibilité historique du XXe siècle. Le projet de constitution du fonds d’archives verra le jour à partir du mois de décembre 2021 pour s’achever à l’automne 2022. À terme, il sera consultable sous sa forme numérique au Mémorial de la Shoah.
Quelles approches sont mises en œuvre au sein du projet FALI pour l’étude des génocides des Tutsi et des Arméniens ?
Hélène Dumas et Anouche Kunth : Le projet FALI s’élabore au croisement de plusieurs domaines historiographiques et dans une perspective comparative inédite. Il entend participer à la réflexion sur les « sorties de violence » dans une approche critique, centrée sur les trajectoires sociales, affectives et morales des rescapés. Il propose d’étudier ensemble deux génocides : celui des Arméniens ottomans et celui des Tutsi du Rwanda, survenus pour le premier à l’orée du XXe siècle ; pour le second, à son extrême fin. De part et d’autre du « siècle des génocides », ces deux événements souffrent, quoiqu’à des degrés divers, d’un déficit cognitif imputable à plusieurs facteurs : difficultés d’accès aux sources, intérêt récent du monde académique pour des crimes jugés lointains dans le temps et dans l’espace, et persistance des entreprises de négation.
Le constat de lacunes historiographiques sur l’extermination des Tutsi du Rwanda et des Arméniens ottomans se teinte ici d’une dimension particulière. Il se doit de pointer l’existence d’obstacles politiques à l’élaboration du savoir, pour mieux concevoir en retour, un dispositif de recherche susceptible de les déjouer. La démarche s’avère alors indissociable d’une réflexion sur la vulnérabilité de la documentation disponible, autorisant à parler d’« archives survivantes » et conduisant à engager une action scientifique aux allures de sauvetage. Ceci, dans la pleine conscience des pertes irrémédiables, dues à des opérations délibérées de destruction ou à la simple usure du temps. Que ces pertes d’archives puissent également relever de la négligence n’est pas sans rapport avec l’objet même de ce projet qui ambitionne de travailler sur deux génocides à partir de l’expérience des survivants : un élan conduisant souvent à regretter le peu d’égard dont sont entourées les sources les concernant, sauf à relever d’une prise en charge institutionnelle.
Quels autres matériaux constituent une documentation précieuse pour envisager une histoire des survivants ?
Hélène Dumas et Anouche Kunth : Les archives administratives des pays où les Arméniens se sont installés dans l’entre-deux-guerres constituent un corpus passionnant. En effet, leur vie sociale de « réfugiés apatrides » n’a de cesse rencontré une logique de contrôle (des identités, des statuts, des trajectoires personnelles), captatrice d’éléments biographiques dont rien, peut-être, n’aurait subsisté autrement.
À titre d’exemple, la plupart des interrogatoires d’immigrants arméniens retenus à Ellis Island par l’administration américaine renseignent sur leur déportation en 1915-1916, et sur la perte de leurs proches et les stratégies de survie déployées au lendemain du génocide. C’est là une source précieuse pour travailler sur le devenir des rescapés arméniens, alors même qu’elle émane d’une institution destinée à opérer une sélection presque routinière entre migrants. Ce cas illustre, en outre, la grande fragmentation d’un corpus ontologiquement lié à l’expérience des survivants et partant, aux réalités dispersées de la migration internationale.
Ainsi, face à la fragilité des paroles survivantes – scripturaires, orales ou graphiques – le projet FALI vise à engager une première tentative de préservation des traces archivistiques produites par les rescapés eux-mêmes, pleinement acteurs de leur histoire et de leur mémoire.
En savoir plus :
La signature d’une convention entre l’EHESS, le Mémorial de la Shoah et Ibuka