Ville durable : “Les transformations urbaines doivent être l’occasion de réduire les inégalités sociales et non de les accentuer”
Que recouvre la notion de « ville durable » et depuis quand en entendons-nous parler ?
Anne Ruas : Le terme durable fait référence aux principes associés au développement durable, concept dont les fondements sont anciens mais qui ont été développés au niveau international en 1982 lors du Sommet de la Terre à Rio – à l’occasion de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement. Pour rappel, pour l’ONU, les objectifs de développement durable sont « un appel universel à l’action pour éliminer la pauvreté, protéger la planète et améliorer le quotidien de toutes les personnes partout dans le monde, tout en leur ouvrant des perspectives d’avenir. »
La ville durable est donc une ville vertueuse qui n’épuise ni ses propres ressources, ni celles d’autres territoires qui l’alimentent sur le long terme. Elle consomme le moins possible et recycle autant qu’elle peut. Ses externalités négatives (Gaz à effet de serre – GES, pollutions) sont les plus basses possible. Mais c’est aussi, comme le rappelle les objectifs de l’ONU, une ville juste et équitable. La ville durable, au sens onusien, doit aussi permettre l’éducation pour tous, la santé pour tous, la justice pour tous. Elle doit implicitement œuvrer pour le bien-être des citadins et lutter contre les injustices sociales. Peut-être que l’écueil de cette expression ‘ville durable’ serait de laisser suggérer que l’entité ‘ville’ aurait une tête, une pensée, une capacité d’action, alors que la ville c’est en réalité un espace composé de milliers d’individus, d’infrastructures entremêlées, d’un patrimoine immobilier très diversifié, d’un foncier partagé et d’une gouvernance multi-niveau. La ville, c’est aussi chacun de nous.
Quels sont les défis majeurs auxquels sont confrontés les villes actuellement ? Pourquoi parle-t-on de “ville en transition” ?
A. R. : Les défis actuels majeurs sont ceux liés au changement climatique, à la perte de biodiversité et à la vie digne pour tous. On parle de transition parce que l’on sait que la ville d’aujourd’hui n’est pas durable et qu’il faut la faire évoluer rapidement. En anglais, on utilise l’expression ‘Transition pathway’, ce qui met en valeur le – long – chemin…Pour lutter contre le changement climatique et ses effets, on parle aussi d’atténuation et d’adaptation. Atténuer, c’est réduire la production de gaz à effet de serre, – donc moins consommer d’énergie et utiliser une énergie moins carbonée- pour que le changement climatique soit le moins brutal et délétère possible. Adapter, c’est se protéger au mieux des effets qui sont en train de se produire et de s’intensifier : incendies, sècheresses, canicules, inondations, tempêtes.
Même si tous les territoires sont concernés, la ville est au cœur des transitions parce qu’elle consomme des matériaux et une énergie colossale et que c’est le refuge privilégié des êtres humains. C’est donc un lieu privilégié d’actions. Si pour certains lieux-dits en bord de mer, la meilleure stratégie des habitants est surement d’aller vivre à l’intérieur des terres, plus en hauteur, pour les villes, aller vivre ‘ailleurs’, sur un territoire qui serait idéalement construit (peu énergivore, résilient) est utopique. Cela me fait penser à la citation spirituelle d’Alphonse Allais : « Les villes devraient être construites à la campagne, l’air y est tellement plus pur. » Si l’Indonésie déplace le palais présidentiel et de nombreux fonctionnaires, de Jakarta à un lieu moins exposé, que va devenir la population ? Un défi majeur qu’il ne faut pas oublier dans cette transition est le risque d’accentuation des inégalités sociales. Les transformations urbaines (isolation, énergie, transports, circuits courts, végétalisations, gestion de l’eau, etc.) doivent être l’occasion de réduire les inégalités sociales et non de les accentuer.
Quels sont progrès observés ces dernières années ? Auriez-vous quelques exemples d’aboutissements concrets en milieu urbain ?
A. R. : Le premier progrès incontestable, c’est la prise de conscience collective des transformations à réaliser, dont la végétalisation des villes et les mobilités douces. La végétalisation apporte de nombreux bienfaits en ville : de l’ombrage, un peu de biodiversité, le plaisir du contact avec la nature, du rafraichissement en période de canicule, un ralentissement du ruissellement pendant les périodes d’inondation. De nombreuses communes l’ont compris et des plans de végétalisation sont en train de se réaliser, même si très souvent les nouveaux arbres plantés ne compensent pas encore les arbres coupés par les projets immobiliers. Il faut noter très récemment la végétalisation et la désimperméabilisation de très nombreuses cours d’école parce que les cours appartiennent à la mairie qui peut donc facilement mettre en œuvre ces transformations. Pour la mobilité douce, notamment les pistes cyclables, de nombreux plans étaient déjà étudiés, le COVID a facilité la mise en œuvre. On peut noter également quelques grands programmes de rénovation incluant l’isolation thermique dans des parcs de logement sociaux par exemple à Sarcelles. Enfin certaines collectivités (dont Montpellier) ont opté pour le transport collectif gratuit pour les habitants de la métropole pour réduire l’empreinte carbone tout en défendant une politique sociale. Si ces efforts sont positifs, le chemin reste long. Il faut encore passer de l’échelle du démonstrateur à l’échelle de la ville, ce qui n’est pas rien.
Quelles sont les dernières grandes orientations de la recherche sur le thème de la ville durable ?
A. R. : Les trois axes de recherche de l’appel à projet Européen DUT (Driving Urban Transition), qui vise justement à inciter les équipes de recherches et d’innovation européennes à étudier et apporter des réponses à la complexité de transformer les espaces urbains, l’illustrent bien :1- la ville du quart d’heure ; 2- la ville verte et les circuits courts ; et 3- les quartiers à énergie positive. L’idée de la ville du quart d’heure est de réfléchir à une organisation et des aménagements urbains visant à minimiser les déplacements des citadins en particulier les mouvements pendulaires domicile-travail ou domicile-services. Le deuxième axe comporte une partie sur le développement d’une ville plus verte (et plus bleue), et une autre partie sur le développement des circuits courts. Sur les circuits courts, il peut s’agir de mieux gérer les flux entre la ville et sa périphérie rurale, mais aussi d’étudier le développement des filières de réparations, réutilisations, échanges afin de faire venir moins de nouvelles ressources. Le développement de quartiers à énergie positive (3ième axe) étudie la production et le partage d’énergie à une échelle locale.
On retrouve dans ces axes une partie des défis dont il est question plus haut : réduire la consommation énergétique, se prémunir des épisodes de canicules ou d’inondations, préserver et développer la biodiversité, produire et partager l’énergie produite. Tous ces sujets peuvent être étudiés selon différents angles parce qu’ils posent des questions d’efficacité, de gouvernance, de règlementation, de financement, d’assurance, d’incitation, d’organisation, de maintenance, d’acceptabilité, d’adhésion qu’il faut étudier. La question des modèles économiques est fondamentale, tout comme celle de la participation des différents acteurs. En France, avec le soutien du Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation et du 4e Plan d’investissements d’avenir (France 2030), l’ANR a de nombreux axes scientifiques qui accueillent les projets qui traitent de la ville durable dont l’axe Villes, bâtiments et construction, transport et mobilité : transition vers la durabilité (axe H.18) et l’axe sur les Sociétés et territoires en transition (axe D7). Parmi les PEPR (Programmes et Equipements prioritaires de Recherche), le PEPR Ville durable et Bâtiments innovants concerne directement la ville. Dans sa nouvelle stratégie de recherche (2021-2027) l’ADEME, quant à elle, met en avant quatre priorités thématiques qui toutes peuvent apporter des réponses à la transition vers une ville plus durable : l’économie circulaire, la transition écologique des systèmes énergétiques, la transition écologique et société et la préservation des milieux et des ressources.
A quoi ressemblera la ville durable de demain selon vous ?
A. R. : Il y a deux modèles opposés : l’un basé sur une dégradation globale avec des poches de quartiers qui sauront mettre en œuvre des solutions efficaces et pertinentes, l’autre basé sur une planification sur plusieurs dizaines d’années visant à terme à améliorer progressivement tout le territoire urbain. Certainement ces deux modèles vont coexister. Je pense que les villes deviendront plus vertes. J’espère que des politiques de planification systématique permettront de rénover les villes et en priorité les quartiers les plus défavorisés. J’espère que des réseaux froids seront bientôt pensés puis déployés pour limiter le recours massif aux climatisations et proposer une fraicheur moins carbonée. J’espère une réflexion et des inflexions des ABF et des copropriétés pour intégrer le changement climatique dans les règlements et pratiques et participer davantage à l’effort. J’imagine par exemple des toits de Paris plus clairs, plus de panneaux solaires déployés, maintenus et utilisés, des facilités pour installer des ombrages. J’espère que les zones d’activités intègreront rapidement davantage de production énergétique décarbonée et bien plus de sols végétalisés pour prendre part à l’effort collectif. J’espère le développement plus massif du reconditionnement et de la réutilisation des matériaux locaux. Enfin et surtout, j’espère partout des quartiers animés, inclusifs et non genrés.
A. R. : J’ai écouté avec beaucoup d’intérêt la plupart des projets sur le climat urbain et ceux qui essayent d’apporter des solutions de végétalisation, d’aménagement et de règlement. Par exemple le projet MapUCE sur le climat urbain est pour moi un projet phare qui m’a énormément inspiré et enrichi, tout comme le projet Tir4Street sur la modélisation de l’impact des arbres sur le climat urbain ou encore les projets Coolschool ou Recre (Ademe) sur les cours d’écoles. Le projet TrameVerte a aussi été très structurant pour la communauté ainsi que Smart-U-Green qui étudie l’écologisation des espaces urbains.
J’ai lu et écouté avec beaucoup d’intérêt les travaux sur les sols urbains, notamment dans une perspective de végétalisation et de désimperméabilisation. Invisibilisé, le sol urbain est portant le socle de la biodiversité. Le sol urbain est composé de différents horizons et peuplé de réseaux, de carrières, de sols propres ou pollués. La mise en lumière de cet espace- par exemple par les projets BISES sur la biodiversité des sols urbains et DESSERT (Ademe) sur la désimperméabilisation des sols, me semble essentielle.
J’ai découvert, grâce aux projets Confluent ou Create, les notions de flux et de stock qui sont si importantes pour maitriser les ressources. Produire local, utiliser des ressources locales, transformer, redonner vie, a de nombreuses vertus écologiques et économiques mais est d’une grande complexité à mettre en œuvre en raison des filières concernées, des règlements, des habitudes et modes de vie contemporains.
Enfin, je retiens des projets comme SOCOCITY sur les liens entre aménités, rénovation et cohésion sociale ou encore Gelule, sur l’étalement urbain et Gertrud sur les processus d’urbanisation et leur régulation. La ville durable nécessite de la planification et une régulation des espaces avec les populations en intégrant les défis posés par le changement climatique et la perte de biodiversité. Comme le dit très bien Jean Jouzel « C’est une platitude de le dire, mais sans justice sociale, on ne pourra pas y arriver. » (Reporterre, entretien le 25 septembre 2023).